Ta pensée, toi, et les autres hommes
Écrire dans l'indifférence des hommes,
avec cette pensée qui n'a ni dedans ni dehors,
sans lieu qui lui soit assignable,
eux si insoucieux à ton égard,
leur sainte indifférence.
Dehors il pleut,
avec cette pensée qui échappe au corps
dedans il pleut aussi.
L'absente de tout mouvement,
impassible, immarcescible, insubmersible, imputrescible,
quoi encore pourrait l'atteindre,
cette pensée au plus près de ta vérité,
plutôt dire à son plus près possible de la vérité.
Mais les autres hommes semblent feindre de vous ignorer, ta pensée et toi.
Alors surtout ne pas se plaindre, non ne pas se plaindre
ou alors une douce plainte si légère, comme ça en passant,
si fugace que personne ne trouvera à y redire.
Ce chemin-là à suivre, sans retour, un peu seul.
Maintenant le savoir. Merci à vous d'être venu même si par erreur, par hasard.
Toi, un rien découragé, à peine.
Poing serré
Chaque naissance est un Big Bang.
Dans mon cas, trouvez-moi l'équation divine qui mettra fin à ma dilatation, à toute cette dispersion inutile, à ce grossissement indécent,
qui me fera revenir juste avant la seconde primordiale,
plus petit qu'un oisillon tout près de son nid,
qui me fera moins gros qu'un poing fermé, et l'on sait par ailleurs qu'il y a des étoiles qui ont la taille d'un poing.
Là d'où l'on vient, là est le chemin,
remontez-moi dans les tuyaux de l'univers.
Être à nouveau un minuscule point singulier, plein d'une énergie folle, de promesses inénarrables, pour recommencer encore et encore.
De quoi sommes-nous faits sinon de nos recommencements.
Serrez-vous mes atomes, encastrez-vous les uns dans les autres,
en prenant le moins de place possible. Et agitez-vous de plus en plus vite.
Et toutes mes pensées d'une vie, regroupez-vous en une seule idée.
Que me vienne une puissance à défier toutes les lois existantes.
Lorsque viendra l'heure de la mort. Elle viendra. Il est convenu de penser qu'on la redoute. Ça ne sera pas mon cas. Il y aura pour moi cette pensée obsédante.
- J'ai tenu, j'ai tenu toutes ces années, tous ces jours, en transcendant un état dépressif constant, j'ai tenu.
Il y aura pour moi cette fierté immense d'avoir persévéré tout ce temps, d'avoir trouvé une force dont je n'ai toujours pas idée d'où elle peut bien me venir.
Et avec le poing je me frapperai la poitrine comme si je trouvais son lieu, comme pour la faire résonner et l'exalter.
Cette force qui m'aura permis de tenir, de persévérer.
Et jusqu'au dernier instant, je me dirai. Je suis toujours là. Je tiens, je tiens, je tiens encore, juste encore un court instant.
Mais ce sera bravade et non pas peur
À la recherche d'un grand-père inconnu.
À Sylvie
Il y a des grands-pères, on pourrait dire qu'il vous hante, dans la mesure où on ne les a pas connus. Est-ce qu'on ne se pose pas cette question, à des moments dans sa vie, de savoir à quoi il pouvait bien ressembler. Peut-être a-t-on récupéré quelque chose de lui, pourquoi pas ?
Ce serait le cas de mon grand-père paternel, qui mourut d'une maladie de coeur, le 1er mai 1936 au Havre, suite à la guerre, où il avait été gazé. Bien avant, donc, la naissance de ses nombreux petits-enfants.
Autant que je me souvienne, peu d'anecdotes ou même de photos circulaient dans la famille, le concernant.
Si, une, racontée à plusieurs reprises par Papa. Lorsqu'il avait 15 ans, en 1936, il se souvenait avoir entendu son propre père, à travers le mur de sa chambre, dire : "la semaine prochaine, nous irons à tel endroit, mais si Dieu me prête vie". Il se savait condamné, victime tardive d'une guerre dont il avait pourtant réchappé sans s'épargner, comme on va le voir. Il est mort à l'âge de 46 ans.
Et puis un vague souvenir d'un photo de lui, entre-aperçue, c'est à la fin de la guerre, au moment du traité de Versailles, il est officier de liaison ou quelque chose comme ça.
Alors pour partir à sa recherche, il faut (d'une part) revenir à Paul Dervieu qui en parle dans ce livret, dont il a déjà été question.
Voici ce qu'il dit de son gendre ; il avait épousé sa fille Charlotte en mars 1919.
"Maxime Eloy est né le 19 Septembre 1889 au Havre, il est le fils de Georges Eloy et d'Adrienne Thieullent, il fit de solides études au collège St-Joseph au Havre, Il était d'une famille de dix enfants (trois filles et sept garçons).
Avec ses père et mère, la famille de Maxime Eloy, était la suivante au moment de son décès :
Lionel, Robert, Marcel, Thérèse ou soeur Marie-Thérèse, Pierre, une autre soeur qui n'est connue qu'en tant qu'elle épouse un monsieur Burel, Adrien et Suzanne ou soeur St. Jacques et Maxime."
Ce qui fait neuf. Il manque un frère, décédé, je crois, pendant la guerre.
Le bisaïeul Paul poursuit, toujours à propos de son gendre : " Il fait son service militaire à Rouen du 4 Octobre 1910, fut nommé caporal le 26 Septembre 1911, et revint dans ses foyers le 25 Septembre 1912.
Il rentre alors comme employé chez ses oncles Mrs. Thieullent frères, importants négociants en coton au Havre.
Le 1er Août 1914, mobilisation générale, il est versé au 74ème puis au 39ème Régiment d'Infanterie, et passe sergent le 21 Février 1915 ". Le 19 septembre 1914, il fête ses vingt-cinq ans au front.
À partir de cette période, il y a une possibilité plus directe de faire connaissance avec Maxime, à travers toute une série de lettres qu'il envoie à sa famille. Voici les dix premières qui couvrent de septembre 1914 à mars 1915.
"Voici les affaires auxquelles Maxime Eloy prit part" pendant ces premiers mois. :
"Belgique, août 1914, Courcy, septembre 1914, Bois du Luxembourg, février 1915"
28 Sept 14 (1)
Ma chère petite mère
Deux mots entre deux échafourrées (2) pour te dire que je suis passé au 39e d'Infanterie 7e Cie. Je vais très bien, suis très sale et pas trop fatigué.
La bataille ici au centre est terrible, la canon tonne sans interruption jour et nuit (3), c'est effroyable ce que nous pouvons en dégringoler. Je pense que demain, ils seront délogés d'ici et que nous serons en Allemagne d'ici peu (4). J'ai du courage à revendre et il en faut, je te l'assure, et j'ai bon espoir.
Beau temps pendant le jour, mais glacial la nuit ; nous couchons au bivouac(5) mais défense d'allumer des feux, car nous avons tout le temps des aéroplanes allemands sur la tête. On se fait à tout.
Moral des troupes excellent.
Rencontré avant hier l'abbé Cauvin (6) qui m'a ravitaillé. Il sait où je suis et à l'oeil sur moi.
Mille baisers à tous
Ton fils affectionné
Maxime Eloy
Excuse le style incohérent, mais je suis abruti et vais aller dormir un peu.
Impossible de quitter notre cantonnement pour aller à la messe dimanche matin.
Le mouvement vers l'est des armées allemandes, début septembre 1914, et la ligne de front qui se fige après la bataille de la Marne.
(1*) Au 28 septembre 1914, lorsque Maxime envoie cette lettre à sa mère, la guerre a déjà commencé depuis presque deux mois. Que s'est-il passé durant ces premières semaines ?
Au mois d'août, les armées allemandes ont envahi et traversé la Belgique, pays pourtant neutre, les Belges leur opposent une résistance héroïque, c'est début septembre, qu'elles parviennent en France.
Le 2 septembre, on observe un changement de direction de cinq de ces armées, qui au lieu de foncer sur Paris, obliquent à l'est pour encercler l'armée française sur la Marne, autour de Reims.
Ce sera la bataille de la Marne, un million de soldats français et cent mille Britanniques se préparent à la bataille. Joffre est le commandant en chef.
Les soldats montent au front le 6 septembre. L'artillerie française est très efficace grâce aux fameux canons de 75 à tir rapide de 20 coups minute.
Le 9 septembre, après trois jours de combat, les Alliés sont vainqueurs, l'avancée allemande est stoppée. Il y a deux cent mille morts et blessés de chaque côté.
En peu de temps, la guerre de mouvements va se figer en une guerre de position avec une ligne de tranchées longue de 700 km, de la mer du Nord jusqu'à la frontière suisse et passant par Reims.
(2*) Le sens de la formule, une bravoure affichée, voire un certain panache, on sent que ça va vite dans la tête de Maxime ; et dans mon cas, je mesure comme quoi il y a des sympathies qui peuvent être immédiates, deux mots peuvent suffire.
Le 28 septembre, il se trouverait vers Courcy, dans la région de Reims, c'est-à-dire dans la région au centre de cette grande bataille de la Marne qui a eu lieu quelques jours plus tôt. Ce qu'il décrit (des échauffourées sur fond de canonnade intense) pourrait assez bien ressembler à cet article à propos de Courcy pendant la guerre, dans lequel il est fait mention du 39ème Régiment d'Infanterie, celui de Maxime, précisément :
Pendant la Grande guerre (Wikipedia)
La 10e brigade de la 5e DI (36e RI et 129e RI) arrive jusqu'au canal le 13 septembre 1914 au soir. Le 129e, en tête, occupe alors la Verrerie de Courcy, les ponts et le village. Le 17 à 20h00-22h00, le 1er bataillon du 39e RI, stationné à Saint-Thierry, rejoint Courcy où il est à la disposition du commandant de la 10e brigade pour étayer la défense de la rive ouest du canal. Dans la nuit du 17 au 18 septembre, alors que le 1er bataillon du 39e RI passe à l'est du canal pour aller relever le bataillon du 129e RI en place à la Verrerie, les Allemands attaquent. Le résultat est que la Verrerie est perdue, puis les ponts sur le canal, et enfin le village de Courcy. Tout le monde se replie, un peu en désordre sur Saint-Thierry sans être poursuivi par les Allemands. Le village de Courcy est repris par les Français peu de temps après, les Allemands restant sur la rive est du canal. Et le front dans ce petit secteur ne bougera plus jusqu'au 5 octobre 1918.
Situé sur la ligne de feu durant les quatre années de la guerre, le village fut repris alternativement plusieurs fois par chacun des deux belligérants. Notamment le 16 avril 1917, c’est la première brigade russe du corps expéditionnaire qui reprend le village.
Les noms de villages ou de lieux cités par Maxime durant ces premiers mois de guerre comme Hermonville, Berry-au-Bac, le bois du Luxembourg, mais également Courcy ou Saint-Thierry, se trouvent tous sur une ligne de front qui se situe entre Reims et Laon (tiens tiens), au nord de la Marne, et donc, de Reims, dans un périmètre assez restreint.
(3*) En 1914, la guerre se fait au son du canon. C'est toujours la cas en 2022 en Ukraine. La prédominence de l'artillerie. D'autres rapprochements peuvent se faire entre ces deux guerres. Je pense d'abord à ces gens de tous les jours, des centaines de milliers, des commerçants, des étudiants, des paysans, des artisans, des employés, des ouvriers... qui jusqu'à là vivent en sécurité et qui du jour au lendemain se trouvent sommés de devenir des héros au quotidien, avec le risque d'affronter la mort à chaque instant, d'endurer des conditions de vie inimaginables encore quelques jours auparavant, n'est-ce pas ce que dit Maxime laconiquement - on se fait à tout.
Dans ces deux guerres, dans un premier temps, on ne veut pas y croire. Fin juin 1914, l'attentat à Sarajevo tuant l'archiduc d'Autriche, qui sera pourtant le prétexte du déclenchement des hostilités, passe presque inaperçu. Rien ne devrait venir troubler ce bel été 14. Dans le même esprit, jusqu'à 23 février 2022, la communauté internationale est incrédule face aux rodomontades poutiniennes. Le 24 février, elle comprend qu'elle a eu tort.
Concernant les causes de la guerre 14-18, elles me sont longtemps restés mystérieuses. Sur cette question, la guerre d'Ukraine peut éclairer certaines choses. On retrouve dans les deux situations, des ingrédiants communs :
- Avec et autour de Kaiser Guillaume, comme du président Poutine, un nationalisme exacerbé, paranoïaque et hystérique
- qui craint par dessus tout l'encerclement et donc une menace de destruction par des puissances qui leur sont moralement inférieures. Pour Guillaume II : "Dieu nous a élu pour civiliser le monde, nous sommes les missionaires du progrès humain". Avec Poutine, dont on commence à prendre toute la mesure de son idéologie viriliste, les puissances occidentales sont décadentes, rongées par l'homosexualité, la famille monoparentale, les flux migratoires et autres vices,
- et donc dans les deux cas, allemand comme russe, il y aurait une supériorité civilisationnelle qui serait mise en danger par des sociétés inférieures. Les faibles risquent à tout moment d'anéantir les forts.
C'est une idée que l'on trouve déjà chez Nietzsche où le fort ne pourra se défaire de l'étau mortel du faible qu'en renversant les valeurs, c'est-à-dire que ce qui est injuste pour le faible deviendra juste pour le fort et comme le dit un ancien président français - pour eux, le mensonge fait partie de la discussion - ce qui signifie que pour le fort, il est parfaitement légitime de croire à la vérité de ses propres mensonges, puisqu'ils lui permettent de desserrer l'étreinte mortifère du faible.
Et pour prolonger cette interrogation sur les causes de la guerre 14-18, des citations collectées au gré de mes recherches :
Une autre déclaration de Guillaume II : "Même si le monde entier se dresse contre nous, nous continuerons la lutte jusqu'au dernier".
Ou encore Moltke, chef de l'État-Major allemand en 1914 : "Nous luttons pour notre existence et tous ceux qui se mettent en travers de notre route doivent en payer les conséquences".
Vladimir Soloviev, propagandiste à la télévision d'État russe :"Nous luttons pour l'existence de notre culture, contre le Mal, contre les démons, contre le satanisme, contre l'OTAN"
En contrepoint, Charles Péguy, écrivain tué lors de la bataille de la Marne :
"Heureux ceux qui sont morts pour une juste guerre,
Heureux les épis murs et les blés moissonnés,
Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles
couchés dessus le sol à la face de Dieu".
Quand les empires s'imaginent que les démocraties veulent les détruire, alors il devient impératif pour eux de les anéantir. Et du jour au lendemain, alors que presque rien ne le laissait présager, des peuples, comme si les affects étaient juste sous l'épiderme n'attendant qu'une occasion pour s'exprimer, se jettent les uns contre eux et viennent mourir en masse, soit pour conserver une existence supposée menacée, soit pour défendre leur liberté.
Lorsque les enjeux sont si essentiels, alors on a affaire à ce qu'on appelle des guerres d'extermination. Et en fait, c'est bien Paul Maurice qui avait raison lorsqu'il écrivait, il y a quelques années :"Paranoïa et Hystéria sont les deux mamelles de la Tyrannia".
(4*) On l'a tous appris pendant nos cours d'histoire. Au début de la guerre, on pensait qu'elle serait rapide et que l'armée française serait à Berlin dans les meilleurs délais. Ici c'est une pensée prise sur le vif de cette croyance qui apparaît dans toute sa naïveté et à travers laquelle on peut mesurer ce qu'il en est, en général, de la méconnaissance de l'avenir.
Mais c'est vrai que l'immensité du carnage que chacun peut déjà constater en cette fin de septembre n'atteint pas encore le patriotisme des combattants. Maxime le dit bien "Moral des troupes excellent". Cette guerre menée avec des moyens industriels a commencé à produire des massacres d'un genre nouveau, sans commune mesure avec tout ce qui s'est fait jusqu'à présent. Ainsi la bataille de Charleroi, dès le 22 août 1914, avec 27000 morts, côté Français, devient la journée la plus meurtrière de toute l'histoire militaire de la France, au-delà des glorieuses batailles napoléoniennes. Et de même la bataille de la Marne, qui en trois-quatre jours met hors de combat plus de 400000 soldats.
Non sans raison, et Maxime s'en fait l'écho, on pense que cette démesure va arrêter la guerre. Un soldat écrit : "Je ne désespère pas d'être de retour dans le courant de novembre. Il me semble difficile que les nations engagées puissent prolonger plus longtemps le formidable effort qu'elles fournissent actuellement".
(5*) "nous couchons au bivouac (campement sommaire, temporaire et léger)", plus loin dans la lettre, il est question de "cantonnement" (lieu où une troupe s'est installée temporairement). Ici, tout indique que durant ces premières semaines, il s'agit d'une guerre de mouvements, il n'est pas encore question d'un front qui se fige avec une guerre dans les tranchées, mais elles vont arrivées très vite.
(6*) Il y a des patronymes qui ont résonné à mes oreilles durant toute l'enfance et même au-delà. Cauvin était l'un d'eux parmi bien d'autres. Tous ces patronymes semblaient appartenir à des cercles familiaux lointains, inexpliqués, mais peut-être aussi inexplicables. C'est pourquoi, je les laissais venir à moi sans demander de détails. Mais depuis que je lis attentivement le livret de Paul D., je suis passé maître dans l'art de démêler tous ces liens, de trouver une raison à tous ces noms. J'en ferai un compte-rendu plus loin.
Le 4 octobre 1914
Ma chère petite mère
Je commence par te demander de bien vouloir m'envoyer d'urgence un remède contre les poux (pour le corps) ; nous en sommes tous pleins. Ce matin dans ma tranchée, j'ai été obligé d'enlever ma flanelle et ma ceinture de flanelle, ma chemise, mes chaussettes et de tout jeter, nous ne pouvons même pas nous laver, il n'y a donc rien à faire pour faire bouillir tout cela. Je te serais obligé de m'envoyer deux gilets de flanelle. Quelle horreur de penser à cette invasion de vermine. J'aurais préféré n'importe quoi ! C'est dans une bergerie empuantée que nous avons attrapé toutes ces bestioles il y a quelques jours. Et comment s'en débarasser ? (7)
Je suis toujours dans les tranchées depuis le jour de la Toussaint ; nous sommes à 400 mètres et nous nous bombardons et fusillions presqu'à bout portant. Mais les bougres, ils ne montrent pas souvent le nez.
À part cela rien de particulier à te signaler (8) et je t'embrasse en hâte, car le vaguemestre (9) est à côté de moi qui attend ma lettre et comme il n'a pas l'habitude de la musique qui se joue en ce moment, je ne veux pas prolonger son supplice.
Mille tendresses pour tous
Maxime
Je reçois la lettre de Léon de Ornis ; mais je ne suis pas encore à Lille (?)
(7*) La guerre s'est à peine installée dans les tranchées que déjà les poux arrivent. Lorsque les hommes se trouvent obligés de se terrer dans leurs abris, ils se livrent à la chasse aux poux. Car ils en sont infestés. Il y en a de toutes sortes, certains aussi gros que des grains de blé, d'autres si minuscules qu'on peut à peine les apercevoir. Il y en a des noirs, des blancs et, ce sont les plus redoutés, des gris avec une croix de fer sur le dos. Tenaces, voraces, ils résistent à tout : aux frictions d'essence ou de pétrole, aux sachets de camphre qu'on porte sous la chemise, à tous les insecticides connus. Guerre sans cesse recommencée et toujours sans espoir. « On en tue dix, se lamente un fantassin, et il en vient cent. »
Le seul moyen efficace de s'en débarrasse est, lorsqu'on se trouve à l'arrière, de faire bouillir ses vêtements.
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(8*) On peut dire que Maxime sait y faire pour rassurer sa "chère petite mère" - "nous sommes à 400 mètres et nous nous bombardons et fusillions presqu'à bout portant" mais fort heureusement, "à part cela rien de particulier à te signaler".
(9*) Le vaguemestre est un sous-officier chargé du service postal d'une unité.
6 oct 14
Mon cher Papa,
Je reçois aujourd'hui ta lettre de Jeudi dernier, ta carte de Samedi ainsi qu'une carte de Maman de même date. La marche de la correspondance par Paris n'est pas très régulière et vos lettres sont plus longues à me parvenir que par Rouen, enfin le principal est que je reçoive de vos nouvelles. Je tâcherai si je retourne en Belgique (10) de trouver la trace de Jacques et suis heureux que vous ayez de bonnes nouvelles de Robert (11).
J'ai eu un souvenir pour ma tante Ducert, Dieu ait son âme. J'espère que l'indisposition de bonne Maman Eloy n'aura pas de suites, je lui écrirai demain pour lui souhaiter un bon anniversaire. Merci de tous les autres renseignements que tu me donnes concernant la famille et les amis du Hâvre.
Nous sommes toujours dans les tranchées depuis le jour de la Toussaint (12), nous allons, je crois, être relevé ce soir. Voilà quatre jours et quatre nuits que nous n'avons pu pour ainsi dire fermer l'oeil, aussi je suis très fatigué et n'ai pas les idées très nettes pour écrire longuement. Demain après une bonne nuit, je vous écrirai avec plus de détails : dis à Maman en réponse à sa lettre du 31 que nous ne sommes pas trop exposés, bien que nous soyons à 400m des allemands. Heureusement ils n'ont pas notre 75 (13).
Urgence SVP l'envoi de remède contre les poux et sois assez bon mon cher Papa, pour m'envoyer un peu d'argent. Temps affreux, nous sommes dans un état de saleté dont rien ne peut te donner une idée. À part cela je vais bien et vous embrasse tous affectueusement
Ton fils qui te chérit.
(10*) Effectivement, le 74ème RI, qui était la première affectation de Maxime, se trouvait pendant le mois d'août en Belgique. Ce régiment participe à la bataille de Charleroi, (appelée bataille de la Sambre par les Allemands). C'est une lourde défaite de la 5ème Armée française, qui s'était portée au secours des Belges, et qui va pointer les limites de l'esprit de "l'offensive à tout prix" défendu par Joffre.
Néanmoins, la retraite se fait en bon ordre, ce qui permettra aux troupes françaises de prendre le dessus sur les Allemands, à partir du 29 août, lors de la bataille de Guise, au nord de Laon (tiens, tiens). Le 74ème RI est également présent dans cette bataille.
D'ores et déjà, on constate que là où il y a de la bagarre, et même de la très très grosse bagarre, là où ça se décide en quelque sorte, le caporal Maxime Eloy n'est jamais bien loin, et j'ai l'impression, à partir de ce que je sais déjà, que par la suite, les choses ne vont pas aller en s'arrangeant.
(11*) Il s'agit de deux des frères de Maxime, qui semblent eux aussi mobilisés.
(12*) C'est la 2ème fois que Maxime parle de la Toussaint dans des lettres datées du mois d'octobre ! Ce serait étonnant que le catholique qu'il est avance cette fête d'un mois. Le plus probable, il se trompe deux fois de suite dans la datation de ses lettres qui auraient en fait été envoyées les 4 et 6 novembre...
(13*) Pour tout savoir sur ce canon - Histoires 14-18 : Le canon de 75 - article
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À 300.000 frs de l'échafaud.
On continue à explorer les archives familiales, mais cette fois on va remonter plus loin que les années 40. Revenir 240 ans en arrière. Il y a une histoire, dont j'ai pris connaissance depuis quelques années, et qui depuis me fascine un peu ; c'est celle d'un lointain aïeul qui a vécu la période révolutionnaire, il s'agit d'un certain Henri Dervieu (1). Il était né à Lyon le 4 juillet 1756, 14ème enfant d'une fratrie de 16 enfants, (excusez du peu). Son père était Étienne Bon Dervieu.
Mais quand je dis "lointain aïeul", au fond, ce n'est pas si vrai parce qu'en six petites générations, on remonte vers lui en ligne directe. Par exemple, à partir de moi : il y a Pierre - Charlotte - Paul - Édouard - Robert et ce fameux Henri. Dans la longue chaîne de l'humanité, on vit, comme qui dirait, à six ou sept enjambées du 18ème siècle, il suffit d'en avoir conscience.
Mais assez de généalogie.
Voici son histoire :
Paul écrit : " Henri Dervieu, grand-père de mon père Édouard, était par conséquent mon arrière grand-père. Il avait épousé en seconde noce, une certaine Anne ou Françoise Barry. Quand éclate la Révolution, il avait à Lyon une grande fabrique de papiers peints, alors appelés improprement tapisseries. Ainsi que cela se pratiquait alors, sa femme Anne-Françoise (prénommons-la ainsi à partir de maintenant) l'aidait dans son industrie et son bureau. Lorsque les événements politiques amenèrent le régime de la Terreur, en 1793, Henri Dervieu, dont on connaissait les opinions fut arrêté comme royaliste et aristocrate (2) et condamné à mort, il avait alors 37 ans. (des fois, c'est pas inutile de ne pas l'ouvrir à tout bout de champ ! )
Sa femme fit toutes les démarches possibles pour le sauver (elle me plaît celle-là - une dégourdie), alors qu'elle avait la perspective de devenir mère, (en plus, la pression supplémentaire, meskina). Elle apprit qu'un de leurs anciens employés était membre du Comité de Salut Public (3). Elle fut le voir et le supplia d'intervenir pour sauver son mari, invoquant la situation intéressante dans laquelle elle se trouvait (4). Le citoyen-employé qui connaissait la situation de fortune d'Henri Dervieu, ses relations d'affaires, la valeur de sa clientèle de province, lui demanda la somme plutôt rondelette de 300.000 frs et ajouta que sachant qu'il serait impossible de le payer en espèce, ou pour mieux dire en assignats (5), il se contenterait de traites (6) sur les clients débiteurs de la fabrique, clients qu'il désignerait, (on a le sentiment qu'il s'agit d'un ancien employé de fraîche date qui connaît encore bien la fabrique). Anne-Françoise accepta. Les traites furent ainsi faites, ainsi que les lettres d'avis (7) par l'employé lui-même et il les fit signer par Henri Dervieu dans sa prison. Lorsque le lendemain les portes de la prison s'ouvrirent pour le faire monter dans la funeste charrette (8), l'ancien employé le prit par le bras et le repoussant dans la prison lui dit : - Rentre, aristocrate (9), ce n'est pas encore ton tour, mais cela ne tardera guère.
Pendant la nuit suivante, il le fit évader (10). Anne-Françoise attendait son mari dans un faubourg de Lyon. Elle avait préparé un déguisement, et loué un cheval de poste. On s'embrassa à la hâte et Henri partit au galop. Il put heureusement atteindre la frontière suisse (11) .
Mais les émotions qu'Anne-Françoise avait éprouvés les jours précédents et celles de la séparation amenèrent les douleurs de l'enfantement plus tôt que cela devait être et ce fut dans la nuit du 2 au 3 Nivose (12) an III de la République que le petit Robert naquit "(13), (le 19 décembre 1794).
Paul Dervieu poursuit :
"Robert a souvent raconté à ses enfants, les incidents qui ont précédé sa naissance et à propos des 300.000 frs. (14 ) de traites exigées par l'ancien employé de son père ; il disait que son propre père lui avait raconté, en relatant son évasion et sa fuite, que le quart à peine de la somme avait été payée, et qu'Henri en avait été très étonné, et aussi qu'il se gaussait à l'envie de la déconvenue de celui qu'il pouvait néanmoins considérer comme son sauveur (15).
Voilà ce qu'a écrit mon père Édouard Dervieu (1823 - 1905) au sujet de son grand-père, Henri : Il avait conservé les usages du 18ème siècle. Il portait la queue, les cheveux poudrés, la culotte courte et les souliers à boucle. Il mourut en 1837 à l'âge de 81 ans.
Autant mon grand-père, Henri avait des allures d'aristocrate, soigné de sa personne, les opinions légitimistes, autant mon grand-père Roumieu (du côté de sa mère, donc) avait les allures bourgeoises, la tenue négligée, les opinions républicaines. Aussi n'y eut-il jamais grande sympathie entre eux ". (Comme quoi, déjà au 19ème siècle, les opinions politiques, comme on peut s'en douter, divisaient les familles).
Henri eut trois enfants :
d'un premier mariage, une Claudine Dervieu, née le 19 mai 1783
et de son second mariage, avec Anne-Françoise (dite la dégourdie) deux fils,
le petit Robert et un cadet, Édouard Henri, né à Lyon le 4 Fructidor (16), an VII.
Il est enterré à Marseille dans le tombeau familial, avec d'autres membres de la famille dont son fils Robert. Sur la plaque, il y a juste, le concernant - Henri Dervieu - 1837
Une chose à préciser sur l'origine de cette famille Dervieu et pourquoi "de Condrieu" ?Comme l'écrit Paul Dervieu : "ce nom de famille est, dès le 16ème siècle (1550) très répandu dans les environs de Condrieu même, petite ville située sur la rive droite du Rhône (en descendant ) à 44 kilomètres de Lyon".
Et effectivement pendant deux siècles et plus, Condrieu a été une véritable pouponnière à Dervieu, d'ailleurs la génération du père et des oncles d'Henri, au début du 18ème siècle, voyait encore le jour à Condrieu.
Paul Dervieu continue : "En 1907, il existait toujours à Condrieu, près du Rhône, une maison datant de la seconde moitié du 16ème siècle, désignée sous le nom de Maison Dervieu. C'était la plus ancienne du quartier. Malgré la simplicité de son apparence, elle témoigne de l'aisance de ses anciens propriétaires. De tout temps, la famille Dervieu a été nombreusement représentée à Condrieu".
Désormais Condrieu est une charmante bourgade, réputée pour ses vins, idéalement situé sur l'axe nord-sud pour faire une pause. Il y a même une sortie de l'autoroute A7 à son nom pour s'y rendre directement. Seulement voilà cette pause, on ne l'a fait jamais, et l'on trace sa route sans même un regard sur le panneau "Condrieu".
Autre chose qui me plaît beaucoup dans ce récit des aventures d'Henri Dervieu, c'est simplement la rencontre, le choc de la grande Histoire et des histoires individuelles. Dans des temps troublés, une révolution, une guerre, l'Histoire apparaît comme la cause directe de ces histoires individuelles, elle les produit.
Les témoignages qu'ils nous ont laissé, sont précieux. Ils nous disent comment des femmes et des hommes fragiles, jeunes, ont trouvés leur chemin malgré des obstacles considérables et, en eux, la force d'échapper à la moulinette de l'Histoire qui a pour habitude de broyer les individus sans ménagement ?
Et avec eux, ce sont des mondes qui nous reviennent, qui revivent pour nous, pour peu qu'on y prête attention. Avec Henri, il y a les assignats, l'industrie lyonnaise de la tapisserie, le Comité de Salut Public, la funeste charrette, royalistes et jacobins, les cheveux poudrés, les culottes courtes et les souliers à boucle, une femme qui ne s'en laisse pas compter, le bourgeois, l'aristocrate, le peuple. Tous les soubresauts, les flux et les reflux de cette Révolution. Il y a aussi l'ombre de Robespierre, (à mes yeux, le premier grand leader populo-complotiste de notre histoire), qui même après son exécution semble encore menacer ses ennemis, par delà la tombe, en armant toujours ses adeptes.
Bref tout un monde, qui s'est raconté et transmis de génération en génération dans un seul but, je le pense, que l'on retire le couvercle de la grande boîte dans laquelle tous ses personnages, si proches si lointains, sont enfermés et que nous, en plongeant notre regard vers eux ils puissent persévérer dans leur existence en s'agitant de nouveau pour nous offrir leur époque, leur paysage.
Avec Henri Dervieu, je suis en présence d'un quinquisaïeul (aïeul = grand-père). Un quinquisaïeul, il faut le savoir, chacun d'entre nous en a 32, seulement voilà, qu'un seul sur les 32, vienne à manquer, quel que soit son motif, il ne vient pas s'insérer dans la longue chaîne des générations, et c'est toute une lignée qui ne se présente pas aux rendez-vous du destin.
C'est ce qui, depuis que j'en ai pris connaissance, me fascine un peu avec cet aïeul qui échappe à sa condamnation à mort. Imaginons, que ce ne fut pas le cas, et également, pour faire bonne mesure, que petit Robert n'était pas dans les tuyaux au moment de son exécution ou encore qu'il n'aurait pas survécu à sa naissance. L'hiver 1794 est particulièrement rude, la disette s'installe qui affaiblit les nouveaux-nés, sa pauvre mère, épuisée de chagrin, ne trouve pas les ressources morales ou financières pour bien prendre soin de lui. À son tour, il meurt, laissant une femme terrassée de chagrin par ce double malheur. Alors, ces deux hypothèses avérées, que ce serait-il passé dans les siècles suivants ?
Tout d'abord, une certaine Louise ou Henriette Roumieu ne verra jamais venir à elle, Robert, dont on vient de décréter, un peu arbitrairement, c'est vrai, qu'il n'est pas ou plus.
Idem pour Zoé Koenig, pour qui nul "comte" Édouard Dervieu ne viendra sonner à sa porte.
Pour Maria Josepha Alvarez del Campo de Casadorio, pas de Paul.
Et Maxime Eloy, où est passé sa Charlotte ?
Enfin il y a Laura Ippolito, qui au Havre, ne rencontre pas son petit fiancé de 17 ans. Peu de chances qu'elle revienne dès juin 1946 en France. Fait-elle sa vie au Brésil ? Revient-elle en Europe plus tardivement ? J'aimerais bien lui demander qu'elle aurait été sa vie si... . Je regrette de ne pas l'avoir fait.
Ainsi va ma rêverie ; elle est motivée, je pense, par le fait que si un seul aïeul fait défaut, se trouve dans l'impossibilité de remplir sa fonction de géniteur, il y a soudain ce vertige qui nous met face à une existence, la nôtre, simplement possible mais certainement pas nécessaire. Un monde parallèle apparaît dans lequel nous ne sommes pas, mais où par contre peuvent figurer des créatures étranges, semblables et différentes de nous, des sortes de demi-frères ou demi-soeurs, avec qui nous partageons 25% d'ADN, ce qui n'est pas beaucoup parce que, dans ce monde-là, un peu familier mais pas trop, ils sont les seuls représentants de ce que nous sommes, nous-mêmes étant dans l'impossibilité d'y figurer en bonne et due forme. Ce serait un choc, ça ferait bizarre, tout de même, de voir ma propre mère ayant donné la vie à d'autres enfants que ceux que je lui connais dont moi, et le vivant de la façon la plus naturelle qui soit. Et ces "autres" enfants, eux-mêmes, sans sentiment aucun d'être des usurpateurs. Pour moi, un vrai scandale qui ne pourrait pas se dire. Un drame shakespearien où les uns prennent la place des autres.
Bien sûr, on peut m'objecter, mais pourquoi cette rêverie se porte-t-elle uniquement sur cet aïeul-là ? Pourquoi le privilégier, lui, par rapport à d'autres aïeux. De génération en génération, il y a tant de situations où des ascendants homme et femme auraient pu ne pas se rencontrer.
C'est vrai, mais avec Henri, c'est différent. Il s'agit d'une condamnation à mort qui doit être suivi d'une exécution. Par un acte volontaire, délibéré, à un moment donné, la société a gravement obéré mes chances d'apparition sur cette Terre. Il y a deux siècles, cette société a voulu poser une bombe à retardement qui visait particulièrement ma propre existence, mais aussi d'innombrables autres.
Si bien qu'on se rend compte que tuer un homme, c'est commettre une sorte de génocide dans le temps. Et l'on a pu dire d'un Juste, qu'en sauvant un homme, il sauve l'humanité toute entière, mais à l'inverse, qui tue un homme tue tous les hommes.
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(1*) De toutes les branches familiales qui arrivent jusqu'à nous, la branche Dervieu est très certainement celle qui est la plus documentée, notamment par un livret qu'avait compilé Paul Dervieu (1866 - 1949), sans doute après guerre. Un livret intitulé sobrement " Famille Dervieu de Condrieu 1547 - 1939 ", et constitué de notes dont il dit qu'il les a recueillies, " dès mon enfance, de mes parents, grands parents, oncles et tantes ".
Paul Dervieu, on l'a déjà croisé récemmment, puisque c'est chez lui, rue Jouffroy, que Lalla est reçue quand elle débarque en France, et qu'il débouche pour elle une bouteille de champagne, le premier soir, en guise de bienvenue.
(2*) Aristocrate, dans le cas d'Henri, comment faut-il l'entendre. S'il s'agit d'une personne qui a de la distinction, des manières et des qualités mondaines et qui au moment de la Révolution, était partisan de l'Ancien Régime, pourquoi pas, le portrait qui en est fait semble convenir. Mais si par aristocrate, on entend membre de la classe des nobles, là il faut y regarder de plus près.
Si Henri était aristocrate dans ce sens, il l'était de fraiche date. Ça remontait à la génération de son père Étienne Bon. Voilà ce qu'écrit Paul Dervieu à ce sujet :
"Ce serait Étienne Bon Dervieu (né en 1713) qui aurait été la cause de l'anoblissement de ses deux frères Dervieu de Villars et Dervieu de Varey, (on note les conditionnels). Il avait trouvé le moyen de tirer le fil d'or et de l'appliquer sur des étoffes de soie ; il avait un cerveau d'inventeur, établit des fourneaux à la Croix-Rousse et se livra à toutes sortes de recherches, même à celle de la pierre philosophale. Il perdit ainsi toute la fortune que sa première invention lui avait procurée. Ses frères ainés gardèrent la leur, en continuant l'industrie créée par leur jeune frère et le Roi venant à Lyon au devant de sa future épouse, visita les ateliers, les anoblit et leur donna une épée d'honneur à chacun. Étienne Bon, l'inventeur, mourut presque sans fortune, après avoir eu 16 enfants".
Tout cela est bien beau, mais il y a tout de même un petit problème, c'est qu'au 18ème siècle, ni Louis XV qui se maria en 1725, à l'âge de 15 ans, ni Louis XVI, en 1770, et qui n'était pas encore roi au moment de son mariage, ne sont venus à Lyon pour accueillir leur future épouse. À première vue, l'anoblissement de cette branche Dervieu par le Roi (lequel ?), semble tout de même relever un peu du légendaire.
(3*) Il existait également sous la Révolution française des « comités de salut public des départements » (ou « comités de surveillance ») constitués dans une trentaine de départements par des jacobins locaux ou des représentants en mission. Organismes chargés, à l'origine, de recueillir des renseignements sur le département et de développer le civisme, ils voient leurs attributions élargies en matière de surveillance et de réquisitions. La population les craignait beaucoup. On parle à leur sujet de "dictature des comités"
(4*) Là, c'est une scène de comédie. D'abord, Anne-Françoise, finaude, supplie l'ancien employé, elle fait appel à l'affectif, à des sentiments comme la compassion ou même la pitié, et puis, une fois qu'elle a établie que celui-ci est un être véritablement humain et moral, elle lui signifie qu'une telle moralité mérite d'être récompensé par des biens plus matériels, qu'elle en a la possibilité, qu'elle sera heureuse de le faire et que c'est normal de le faire. Un citoyen doué de telles qualités a bien droit à une contrepartie digne de lui alors que la Révolution ne lui montre sans doute pas toute la reconnaissance qu'il pourrait attendre d'elle eu égard à son dévouement pour la cause.
De plus, rémunéré l'ancien employé avec des traites est une excellente, voire même une brillante idée, puisque celles-ci instaurent un délai qui permettra de voir si celui-ci s'est bien acquitté de sa partie, faire évader Henri, avant qu'il aille se faire payer chez les clients débiteurs
Vu sous ces différents aspects, on peut dire qu'il se laisse enfumer par Anne-Françoise.
On rajoutera que pour sauver la tête de son marchand de mari, il faut la marchander, en tirant des traites, comme une banale affaire, en faisant ce qui se fait tous les jours. Quoi de plus naturel en somme.
(5*) L'assignat est une monnaie fiduciaire (lat. fiducia : confiance) mise en place sous la Révolution française. Après le système de Law (1716 – 1720), l'assignat est la seconde expérience de monnaie fiduciaire en France au XVIIIème siècle : toutes deux se soldèrent par un échec retentissant. Un billet de banque est un monnaie fiduciaire, contrairement à une pièce d'or, il n'a aucune valeur en soi sinon celle qu'on lui prête.
(6*) La lettre de change ou traite est un écrit par lequel une personne, dénommée le tireur (généralement le fournisseur), donne à son débiteur, appelé tiré (généralement le client), l’ordre de payer à une échéance fixée, une somme d’argent à une troisième personne appelée bénéficiaire ou porteur.
(7*) Sans doute des lettres pour avertir les débiteurs qu'ils auraient à payer une somme d'argent à ce citoyen-employé, fervent révolutionnaire, néanmoins corruptible.
(8*) Dans un dictionnaire des individus condamnés à mort pendant la Révolution qui recense 13.000 personnes entre 1792 et 1796, on peut lire : "Les dates de décès sont approximatives car la date qui figure correspond généralement à la date de la condamnation à mort. Bien qu’un grand nombre d’exécutions aient lieu le même jour, un intervalle d’un jour ou plus entre la date de la condamnation et la date de l’exécution peut arriver". Comme quoi on ne moisissait pas trop longtemps dans les prisons de la Révolution. Ça paraît être le cas pour Henri, deux, trois jours tout au plus, le temps de faire les transactions mentionnées et il était bon pour l'échafaud. C'est un point qui est important pour la suite.
(9*) Mais qui est Henri Dervieu ? Essayons de le cerner d'un peu plus près à partir des rares éléments qui nous sont donnés. On peut d'abord s'interroger sur l'identité sociale de l'aïeul. Il est vu, "Rentre, aristocrate", et il se voit comme un aristocrate, voire même un noble, mais socialement, il est plus proche d'un industriel bourgeois.
Aussi, Henri, opposé à la Révolution, en avait repris pourtant certaines pratiques ; comme il a été dit, un peu avant, "Ainsi que cela se pratiquait alors, sa femme l'aidait dans son industrie et son bureau". "Alors" désigne les années révolutionnaires. Mais bien leur en a pris, d'adopter cette idée d'égalité homme-femme, puisqu'ainsi, l'épouse a pu négocier en connaissance de cause l'évasion de son mari. En connaissance de cause, cela signifie, en connaissant leur situation financière et les bonnes pratiques commerciales.
Comme on le voit, Henri n'est pas tout d'un bloc. Peut-être qu'en vieillissant, s'est-il figé dans une posture légitimiste (comme on l'apprend plus loin), mais en 1794, il est traversé par les contradictions de son époque qu'il fait siennes, pourrait-on dire...
(10*) Une autre question qu'on peut se poser : Pendant toute la période révolutionnaire, y en a-t-il eu beaucoup qui ont réussi, d'une manière ou d'une autre, à échapper à leur condamnation à mort, ou bien la fuite d'Henri Dervieu est-elle exceptionnelle ? Dans Histoire des tribunaux révolutionnaires de Lyon, une évasion est relatée qui se produit en décembre 1793 (Frimaire an II), où quinze prisonniers enfermés dans des caves, place des Terreaux, attendant leur exécution, parviennent à s'évader, quatre sont repris, (c'est la seule évasion qui est signalée dans cette Histoire).
Mais vu le zèle que mettaient les Conventionnels à verser le sang impur dans les sillons, on peut conjecturer que les condamnés étaient surveillés comme le lait sur le feu, et que bien peu parvenaient à leur échapper. Le cas d'Henri doit donc être assez rare.
(11*) Cette fuite d'Henri et son exil en Suisse s'inscrit dans un mouvement massif qui voit pendant toute cette période, un exode de la population lyonnaise qui passe de 150.000 à 108.000 à la fin de l'année et qui se poursuivra puisqu'ils ne sont plus que 88.000 en 1800. On peut lire encore : " La répression qui s'ensuivit causa la mort de 115 des 400 entrepreneurs en soierie que comptait la ville, qui s'ajoutèrent à un grand nombre d'émigrations de la part des maîtres soyeux souvent mal vus des forces populaires, départ qui seront pour certains définitifs".
Henri Dervieu n'était pas maître soyeux, il fabriquait des tapisseries, mais on peut penser, qu'à ce titre, il n'était lui non plus pas bien vus des forces populaires.
Toujours est-il que son exil suisse n'a pas été définitif, puisque quatre ans après la naissance de Robert, il procréait un deuxième fils qui naissait à Lyon.
(12*) Il s'agit du mois révolutionnaire entre décembre et janvier, donc la nuit du 2 au 3 Nivose, (se rapporte à la neige), Robert naquit en décembre.
Cette naissance est avérée par un acte au registre de l'État civil de la Mairie de Lyon : " Aujourd'hui 3 Nivose de l'an III de la République une et indivisible, par devant moi Jean François Laverrière officier public et municipal en la commune de Lyon, est comparu le citoyen Jean Simon Thénance, officier de santé rue Catherine, qui m'a présenté un enfant mâle né avant hier soir à onze heures, du citoyen Henri Dervieu, marchand rue Port-Charles, absent pour affaires, et de Anne Barry, son épouse, auquel enfant on a donné le prénom de Robert, dont acte a été rédigé en présence des citoyens....etc. "
Un première chose - le citoyen Dervieu est présenté (par son épouse, toujours finaude) comme un marchand. Marchand, il l'était, ayant bien sûr à vendre sa production à des clients, mais il était aussi, de ce fait, industriel et propriétaire d'un fabrique de tapisseries. Ici, on sent bien qu'il s'agit de faire profil bas quant à son statut social, de ne pas trop la ramener, quand on a affaire à un organe de la Révolution.
De plus, il est déclaré "absent pour affaire" alors qu'il est en fuite après une condamnation à mort, (là encore on sent bien la patte d'Anne Barry, épouse Dervieu). Les fichiers des différentes institutions révolutionnaires, Mairie et Comité de Salut Public, visiblement ne sont pas connectés entre eux.
Une autre chose à noter à partir de cet acte d'État civil. Le nom de la ville de Lyon y figure (à nouveau). Or le 12 octobre 1793, à la suite de la prise de la ville, la Convention Nationale avait décrété que "le nom de Lyon sera effacé du tableau des villes de la République et portera désormais le nom de Ville-affranchie". Du côté des Conventionnels, on dit : "« Lyon fit la guerre à la liberté, Lyon n'est plus". En d'autres termes - Lugdunum delanda est - Mais après Thermidor, c'est-à-dire le 12 octobre 1794, la ville retrouve son nom d'origine. Donc, la grande Histoire et l'histoire individuelle sont, en la circonstance, tout à fait raccord.
(13*) Il y a là quelque chose d'étonnant. La condamnation à mort et la fuite d'Henri Dervieu se seraient donc déroulées à l'hiver 1794. Or la chute de Robespierre avait eu lieu plusieurs mois avant, les 26-28 juillet 1794 ( 8 Thermidor an II). L'après Thermidor (qui se rapporte à la chaleur) reste une période toujours violente, incertaine, et des commentateurs soulignent que faire coïncider la mort de Robespierre avec la fin de la Terreur n'est pas aussi automatique qu'on pourrait le penser. La liquidation des structures "terroristes" était déjà commencée avant Thermidor et elle n'a pas été achevée avant la fin de la Convention thermidorienne, soit un an plus tard (en 1795). D'ailleurs le récit familial laisse entendre que c'est le "régime de la Terreur", donc toujours actif à l'hiver 1794, qui juge et condamne Henri, (il y aurait ainsi eu une grande Terreur et une petite Terreur ). Néanmoins, à partir de cette date, le mouvement s'inverse : une grande part des suspects emprisonnés sous la Terreur - royalistes, fédéralistes, (les Girondins) - sont élargis, tandis que de nombreux militants révolutionnaires sont arrêtés et les fonctionnaires soupçonnés de « complicité » avec Robespierre révoqués.
À Lyon, la situation est particulière et sans doute encore plus difficile qu'ailleurs. Depuis un an et demi, la ville a subi des événements tragiques. En mai 1793, la mairie est prise par les Girondins (modérés), Lyon se retrouve à contre-temps, puisque quelques jours plus tard, c'est la Gironde qui est mise hors la loi par les montagnards parisiens, (Jacobins radicaux). La Convention décrète Lyon "en état de rébellion contre l'autorité légitime". Une armée révolutionnaire est envoyée, commandée par Kellermann. Le siège de Lyon commence le 7 août, et la ville capitule le 9 octobre. Suit alors une répression féroce. Les tribunaux révolutionnaires ne lésinent pas sur les condamnations ; jusqu'en avril 1794, ils officient et condamnent à mort autour de 2000 individus. Il est alors mis fin à leur fonctionnement.
Au 1er août, lorsque Lyon apprend la chute de Robespierre, "elle bascule dans un nouveau cycle de violences vengeresses".
Si bien qu'il y a, tout de même, quelque chose de tardif dans cette condamnation pour ses opinions royalistes en fin d'année 1794, de l'aïeul ! Des élément manquent, et difficile de s'improviser spécialiste de la Révolution française en quelques jours. Quel était le rôle de ces Comités de Salut Public ? Il semble qu'ils avaient des pouvoirs de police, de surveillance, et donc entre autres choses de surveillance des prisons. Des commentaires et des articles soulignent que les plus farouches extrémistes des Comités (de Salut Public) restèrent en place au moins pendant un temps. Et comme on l'a vu dans le cas d'Henri Dervieu, son ancien employé était effectivement un membre de ce Comité. Mais je ne pense pas qu'ils avaient une compétence judiciaire. Il y aurait alors eu à Lyon pendant cette période, un tribunal ou une commission toujours en activité qui continuait à condamner à mort.
On peut cependant risquer une interprétation. C'est ce Comité qui repérait les individus suspects d'idées contre-révolutionnaires et qui les amenait devant un tribunal. On supposera également que pendant toute la période de la Terreur, (16 mois entre le 10 mars 1793 et le 27 juillet 1794) notre aïeul avait su se montrer très discret, c'était d'ailleurs le cas pour l'ensemble de la population qui, comme on peut le lire : "Tout au long de cette période, les citoyens ont gardé le silence et retenu leur souffle, la peur était devenu un moyen de gouvernement", et plus particulièrement à Lyon, où il s'agissait en plus de punir les habitants d'une rébellion contre la Convention. S'il n'a pas été arrêté durant toute cette période terriblement agitée, on peut en déduire, en considérant la répression sans faille qui s'était abattue sur tous ceux qui avaient participé de près ou de loin à l'aventure municipale des Girondins et à la défense de la ville pendant le siège, que lui n'avait eu aucune activité politique, et encore moins militaire, qu'il s'était vraiment tenu à carreaux, sinon son sort aurait été scellé bien avant la fin de l'année 1794. Mais après Thermidor, fédéralistes et royalistes reprennent du poil de la bête. Il se serait sans doute senti plus libre de ses paroles et ayant fait connaître ses opinions royalistes, il aurait été cueilli par ce Comité, vestige lyonnais de la Grande Terreur.
Dans Penser la Révolution française, François Furet analyse cette période et donne un éclairage qui permet de penser le pourquoi de la condamnation d'un Henri Dervieu à cette période-là. Les Thermidoriens vont pratiquer " la fameuse et cynique politique de la balance : frappant tantôt à droite, tantôt à gauche, tantôt contre le complot royaliste, tantôt contre le complot jacobin". Le complot, thème central de la Révolution, étant désormais à craindre de tous les côtés.
Pour être le plus complet possible, dans le livret de Paul Dervieu, il est mentionné qu'un autre Dervieu, lointain cousin d'Henri, issu de la branche dite consulaire, (donc annoblie) différente de la branche dite roturière, celle de notre aïeul, un certain Christophe Dervieu de Goiffieu, écuyer, conseiller à la cour des Monnaies, a été condamné par la Commission révolutionnaire de Lyon, dite également Tribunal des 7, et exécuté le 2 février 1794. Cette Commission est bien connue de l'histoire révolutionnaire lyonnaise. Pour donner une idée plus précise du climat del'époque, voici son histoire.
Elle est crée le 8 Frimaire an II (28 novembre 1793), en remplacement de deux commissions, l'une militaire, l'autre populaire, jugée trop peu efficace par la Convention. Elles ont pourtant à leur actif, pour l'une, 106 condamations à mort en un mois et demi, et pour l'autre, 109 condamations en trois semaines, plus une canonnade, restée dans les mémoires, qui a lieu pendant deux jours, fin novembre. Là, on tire au canon sur les condamnés. La prose révolutionnaire en rend compte en ces termes qui n'appartiennent qu'à elle : "« Quatre ou cinq cents contre-révolutionnaires dont les prisons sont remplies, vont expier ces jours-ci tous leurs crimes, le feu de la foudre en purgera la terre d’un seul coup. Puissent tous leurs semblables, foudroyés bientôt comme eux, donner un grand exemple à l’univers ! Puisse le mouvement électrique se communiquer partout ! Puisse cette fête imprimer partout la terreur dans l’âme des scélérats et la confiance dans le coeur des républicains »
Une fête, effectivement, bien plus expéditive que la laborieuse guillotine.
Néanmoins, c'est le moment où le Commission révolutionnaire entre en scène. " Elle est chargée de juger l’ensemble des prisonniers soit par l’acquittement soit par l’exécution. Ses membres portaient autour du cou un ruban tricolore auquel était suspendue une petite hache en acier brillant. Les audiences étaient publiques, chaque accusé passant séparément. Deux minutes en moyenne étaient consacrées à l’examen du dossier établi par la Commission temporaire, l’interrogatoire et le jugement ". Deux minutes par dossier ! On conçoit que la productivité de cette commission soit grandement améliorée en comparaison avec les deux précédentes ; elle a condamné à mort 1684 accusés dont ce Christophe Dervieu de Goiffieu, (qui n'a sans doute pas eu la chance de son cousin d'avoir une aussi entreprenante épouse qu'Anne-Françoise ) ; elle en a relâché 1682 et en a maintenu en détention 162. Elle est dissoute le 17 Germinal (6 avril 1794).
Histoire des tribunaux révolutionnaires de Lyon, 1879, Salomon de la Chapelle
(14*) Il est temps de s'inquiéter de savoir ce que représentait 300.000 frs en 1793. Une recherche sur internet s'impose. Voici ce qu'on peut y trouver.
Tout d'abord, comme pour le Temps, où la Révolution a voulu instituer une nouvelle temporalité ou plutôt qu'un nouveau Temps commence avec elle, de la même manière, elle devait établir une nouvelle monnaie en remplaçant la livre en vigueur depuis Charlemagne. Plusieurs décrets ou lois ont permis cette transition monétaire, dont ceux-ci.
- Les décrets du 18 Germinal (qui se rapporte aux germes) an III et du 28 Thermidor An III ont établi la décimalisation du système monétaire (1 Franc = 100 centièmes) et le cours légal du franc à 4,5 grammes d'argent pur.
- La Loi du 25 Germinal an IV définit le taux de conversion monétaire entre le franc et la livre tournois en donnant une légère plus-value au franc. .
101 livres + 5 sols = 100 francs. Soit un taux livre / franc de 1,0125 :
Comme on le voit, il y avait une presqu-équivalence du taux de conversion. Ce qui permet de rendre plus parlant le tableau ci-dessous sur le niveau de vie au 18ème siècle exprimé en livre.
Pouvoir d'achat (18e siècle):
50.000 livres/an : Opulence en province et richesse à Paris.
25.000 livres/an : Richesse en province et vie confortable à Paris.
15.000 livres/an : Vie confortable en province, correct à Paris.
5.000 à 15.000 livres/an : Vie correct en province, pauvre à Paris.
< ou = à 5.000 livres/an : Considéré comme noblesse pauvre.
252 livres/an : C'est la limite ultime sous laquelle on est un miséreux à cette époque.
Si bien qu'on peut considérer que la fabrique des époux Dervieu ayant à son actif au moins 300.000 frs., était une entreprise très florissante, que d'autre part, en récupérant le quart de cette somme, soit 75.000 frs., notre membre du Comité de Salut Public (il fait un peu partie de la famille désormais, et de son histoire) s'assurait pendant un an et demi un train de vie princier.
(15*) Si on continue à se focaliser un instant sur cet employé, membre du Comité du Salut public et de notre famille, on peut s'interroger sur les risques qu'il prenait en se laissant soudoyer par le couple Dervieu. D'une part, puisque, le ci-devant Dervieu, n'étant pas présent sur l'échafaud, une enquête devrait forcément être menée ; les comités et tribunaux révolutionnaires portaient une attention très soutenue pour éradiquer tous les ennemis de la Liberté, qu'un seul échappe à son jugement et c'était la République, elle-même, qui était en danger, or cette enquête pourrait très facilement remonter jusqu'à lui, on peut le penser ; et d'autre part, en allant échanger les traites auprès des clients contre de la monnaie sonnante et trébuchante, il s'exposait aussi à des dénonciations, une activité plutôt répandue à l'époque, où il s'agissait de donner des gages de son soutien au pouvoir révolutionnaire, et pourquoi pas de la part d'un client proche d'Henri, qui aurait trouver là une façon simple et honnête de le venger. Pourtant apparemment, la seule difficulté qu'il a rencontrée, a été de ne pas recouvrer la totalité de la somme !
On supposera qu'il a profité à plein du relâchement post-Thermidorien, c'est-à-dire une époque où l'intérêt privé reprenait le pas sur la ferveur, la vertu révolutionnaire et l'intérêt dit général.
Comme le récit biblique, les récits de famille sont lacunaires, il y a des trous dans la narration. Et comme pour la Bible, il faut se forcer pour y prêter attention, parce qu'ils sont, comme on dit justement, paroles d'Évangile, et poser un regard critique, c'est-à-dire un regard qui interroge, on n'ose pas trop.
(16*) Là il s'agit du mois révolutionnaire entre août et septembre, (qui se rapporte aux fruits).
Christophe Eloy
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Maximilien, reviens ! - éloge de la mollesse
Pour trouver l'exploitation, il faut comprendre que l'immobilité des uns est nécessaire à la mobilité des autres ; ou encore que la mobilité des exploiteurs a pour contrepartie la flexibilité...
http://elogedelamollesse.over-blog.com/2014/10/maximilien-reviens.html
Le débarquement de Lalla en Gironde - Juin 1946
Photo 1 : " les Jacob dont la fille Anita est très mignonne, De Rio il y a Jacqueline Watel qui voyage avec ses parents ; nous faisons un groupe de quatre jeunes filles très agréable car il y a aussi une certaine Elyette Perpiguani qui a son mari à l'Ambassade à Rio et qui repart pour revoir sa mère, elle est toute jeune et ravissante".
Longtemps, je me suis demandé à quoi pouvait bien ressembler les amies que maman s'étaient faites pendant son voyage de retour. La réponse est là, sur cette photo. Je me souviens que papa racontait que sur le quai de la gare, 'en montant dans le train pour Paris, il avait été un peu jaloux de ces nouvelles copines de sa fiancée retrouvée parce qu'elle lui paraissait s'occuper bien plus d'elles que de lui.
Photo 2 : Les reines du "Passage de la Ligne". Il me semble que pour le passage de l'Équateur, maman racontait qu'il y avait eu un concours de beauté et qu'elle avait été élue première ex aequo avec une de ses copines.
Photos 3 & 4 : "Elyette Perpiguani et moi sommes devenues très bonnes amies et sommes toujours ensemble".
Photo 5 : L'escale à Dakar : "vers 4h Elyette et moi sommes sorties pour faire un tour et nous avons trouvé une charrette à cheval conduite par un noir qui s'est offert pour nous promener" (...) " l'après-midi nous sommes reparties en charrette pour voir la plage élégante qui s'appelle la "Corniche" et nous avons pris un bain de mer, nous étions trois, Jacqueline Watel, Elyette et moi".
Le 17 Juin 1946
Ma chère petite maman, après 4 premières journées assez occupées je suis contente de pouvoir te raconter tout ce qui m'est arrivé d'heureux et d'intéressant. D'abord mon arrivée à Bordeaux, nous étions entrés dans la Gironde à 3 heures trop tard pour la marée, aussi nous sommes nous arrêtés en face Royan, cette ville a été assez touchée mais nous ne pouvions le constater qu'avec des jumelles ; toutes les autorités sont montées à bord et ainsi nous avons eu nos passeports visés, nos billets de chemin de fer, nos papiers de change, nos cartons de ravitaillement (pour 3 jours) tout le soir même.
Je me suis donc couchée d'assez bonne heure car nous devions accosté le lendemain matin vers 6h, en effet à cette heure l'on voyait les quais et je n'ai naturellement pas ôté les yeux de cette direction car Pierre m'avait averti par télégramme la veille au soir qu'il viendrait me chercher, pense donc ma joie et mon émotion à l'idée de le revoir sur le quai ; nous nous sommes vus en même temps alors que le bateau était encore à une vingtaine de mètres ; aussitôt la passerelle mise je me suis précipitée à terre et nous étions bien heureux d'être enfin si près (1). Les bagages de cabine sont descendus avec moi, je n'ai ouvert qu'une valise et n'ai eu aucun ennui.
Le train était là, Pierre a eu une place auprès de moi et nous avons fait un excellent voyage, le parcours Bordeaux-Paris est le plus rapide de France et même d'Europe en ce moment et je t'assure que c'est vraiment admirable de voir combien les cheminots ont travaillé depuis la fin de la guerre, toutes les voies sont en excellent état, les ponts sont tous en voie de réparation et à part quelques maisons bombardées dans quelques petites gares je n'ai eu nullement l'impression de passer dans un cadre d'opérations de guerre ; la campagne était une merveille, les champs plein de coquelicots, bleuets, les cerisiers chargés de fruits, tout vert, gai, harmonieux, tout le train était rempli d'exclamations de joie et d'émerveillement mais je t'assure que l'on sent vraiment cette différence avec la nature du Brésil et notre enthousiasme était bien compréhensible. Nous avons très bien déjeuné au wagon-restaurant pour 75 frs par personne, salade de pommes de terre, harengs, macaronis,
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légumes variés, fromage et dattes (dont la vente est libre). Nous étions à 8h précise à la gare d'Austerlitz où nous attendait Mme Maxime et Philippe, ils avaient un taxi et j'ai ainsi pris contact avec Paris puisque la rue Jouffroy est plutôt à l'autre bout. Mme Eloy m'a accueillie avec une tendresse et une affection vraiment touchante et toute la famille de même, ils étaient tous en haut de l'escalier (2) ; Jeanine et Bernadette sont un peu engraissées mais n'ont pas tellement changé, Gérard est bien le même que sur la photo, Francis est un jeune homme et Pierre quoique un peu maigre n'a pas changé ; la femme de Philippe est charmante, elle m'attendait aussi avec beaucoup d'impatience et rêvait de moi depuis plusieurs nuits. Les grands parents ont été vraiment affectueux et les deux frères de Mme Eloy les oncles Jean et Jacques m'avaient envoyé des fleurs avec des cartes de visite et des paroles de bienvenue. Nous avons tout de suite été diné et à la fin Mr. Dervieu a fait ouvrir du champagne en mon honneur, c'était vraiment trop gentil ; plus tard je suis monté dans ma chambre accompagnée par tous, car il fallait bien monter mes 7 valises (3). Je suis installée à l'étage au dessus, une belle et grande chambre blanche et verte, un lit d'un mou merveilleux (4), deux armoires à glace derrière un paravent en toile de Jouy, un lavabo ; aux fenêtres et sur le lit des rideaux et un dessus de lit blanc, sur la cheminée de magnifiques oeillets roses, enfin une chambre préparée avec un soin et un goût qui m'ont fait bien plaisir ; j'ai très bien dormi et le lendemain matin je devais être prête vers 11h pour aller au mariage civil de Nicole où il n'y avait que très peu de monde, les Marcel qui ont été très aimables ; vendredi après-midi j'ai rangé mes valises, aidée par Jeanine et Mme Eloy et vers 5h 1/2, ses frères, belles soeurs et enfants sont venus prendre le thé et surtout pour me connaître, tous sont vraiment charmants et on ne peut plus affectueux, (je t'en parlerai plus en détail). Samedi grand jour,
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le mariage était à midi, j'avais mis mon tailleur en soie bleu marine et mon chapeau bleu ciel, la cérémonie était très belle, Nicole avait une jolie robe très simple et un magnifique voile en dentelle et tulle ; à la sacristie j'ai revu un grand nombre d'amis et de personnes de la famille, tous ravis de me revoir et moi encore plus ; il y avait même deux des demoiselles Joisson (Amélie n'est pas morte mais n'y était pas ), Michel Corblet qui devait voyager dans l'après-midi est quand même venu, et il a avoué que c'était surtout pour me voir, il a été très affectueux, enfin tous et toutes m'ont bien montré leur amitié et affection. Après la messe, il y avait un grand déjeuner de 120 couverts pour la famille (c'était dans un hôtel en face la maison des Marcel) nous étions par petites tables et nous nous sommes mis Philippe Janine Pierre et moi, déjeuner excellent, champagne discours etc... à 4h l'orchestre a commencé et les autres invités sont arrivés, les personnes que j'ai revu avec grand plaisir sont Mme Voisin et Thérèse, savais-tu que quelques meubles à nous avaient été gardés par elle ; c'est épatant, la semaine prochaine nous devons aller à Versailles, Jeanine attend son 2ème bébé. Mme Voisin n'a pas changé elle m'a demandé ton adresse car elle veut t'écrire ; les Jean Cauvin aussi très gentils, (j'oubliais de te dire que Valentine et Yvonne de passage étaient venues diner la veille au soir, pas trop changées ; Mme France m'avait écrit une lettre très affectueuse que je t'enverrai un autre jour ou entre autre chose elle me disait le message que Jean-Jean avait laissé pour ses amis "qu'il souhaitait à tous une "chic" vie". J'ai pleuré en lisant cette lettre car vraiment on retrouvait bien dans ces mots le Jean-Jean d'autrefois ; il était parait-il devenu très beau garçon, il y a une photo de lui très bien, (lorsque j'irai au Havre, j'en demanderai une aussi pour vous). Pour en revenir au mariage, nous avons dansé jusqu'à 8 h et après sommes rentrés, ravis de notre journée ; je t'assure que je ne me sentais pas du tout dépaysée et il me semblait avoir quitté ces personnes depuis très peu de temps. Dimanche messe, petite promenade au parc Monceau qui est tout près d'ici et l'après-midi, visite à Mr. Moussallier (le frère de celle qui était au Havre) et sa femme, ils adorent toute la famille et naturellement étaient anxieux de me connaître ; nous étions invités à goûter chez un oncle de Pierre, Jacques Dervieu car c'était la 1ère communion du plus petit cousin ; gateaux délicieux tous empressés et gentils (5). Ce matin, je suis sortie avec Jeanine pour mes tickets de rationnement, j'en ai eu seulement pour une semaine car il me faut demander une carte de permis de séjour, j'irai à la préfecture ; voilà ma petite maman le compte rendu de ces premières journées ; aujourd'hui Pierre a repris le bureau et nous ne nous
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voyons plus qu'à l'heure des repas et le soir, tu sais maman, pour le moment je ne veux pas aller en Italie, je suis trop heureuse d'être avec Pierre et lui aussi est tout transformé, nous devons pour le moment profiter le plus possible de notre compagnie ; vers le 15 Juillet Mme Eloy prend ses vacances, nous partirons nous aussi, c'est en Auvergne où parait il la nourriture est excellente, cela fera beaucoup de bien à Pierre et vraiment ce sera si bon des vacances ensemble. Nous n'avons eu aucune déception l'un de l'autre et nous sommes retrouvés comme nous sommes quittés avec naturellement des idées plus fermes et personnelles que nous n'en avions à 18 ans. Pierre a un caractère doux et affectueux qui me fait beaucoup de bien et moi je lui passe de ma gaieté et de ma joie de vivre, il m'en est très reconnaissant et Mme Eloy aussi m'a remercié de faire le bonheur de son fils ; donc maman chérie nous nous aimons beaucoup et nous avons été trop longtemps séparés pour le faire à nouveau du moins tout de suite ; nous parlons de date de mariage approximativement vers fin septembre début octobre, c'est à dire (dans) 3 mois et maintenant je m'adresse à papa, j'ai un peu de toupet après tout le bonheur qu'il m'a donné en me laissant partir de lui demander encore quelque chose mais je voudrai qu'il réfléchisse bien et qu'il décide selon son coeur et son affection pour nous ; qu'il voit si vraiment maman ne pourrait pas être là pour notre mariage ; voilà mon petit papa si tu dis non cette fois je saurai que c'est parce que raisonnablement tu ne peux pas, sinon tu sauras que tu nous rendras une fois de plus tous très heureux et là alors je n'aurai que mon effection pour toi pour te remercier et t'aimer beaucoup beaucoup malgré que je sois une méchante fille, mais tu me pardonnes n'est ce pas ? Voilà mes parents chéris tout ce que mon coeur dit aujourd'hui et tout ça fortifié par l'amour de Pierre qui m'approuvera et vous ai chaque jour plus reconnaissant de m'avoir élevé pour lui et pour que nous soyons heureux. Un baiser très très affectueux à tous, j'ai vos photos sous les yeux et je retouve dans chacune vos sourires et vos yeux avec beaucoup d'affection.
Laura
Ma petite Anne Claire, ta lettre m'a fait bien plaisir ; je t'écrirai à toi toute seule un autre jour ; j'ai beaucoup beaucoup de choses à te raconter. Gérard est bien gentil et je l'aime beaucoup car il me rappelle ma petite nunuche. Un gros baiser.
Lalla (6)
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le 19 - avant de mettre la lettre à la poste, je veux avertir papa que Pierre a reçu la lettre attendue. Hier j'ai eu tous mes bagages sans ennui. Enfin tout en ordre et je vous écrirai la suite de mes journées bientôt. Encore de gros baisers -
Pierre me charge de vous embrasser -
Je commence la liste de ce que vous pourrez m'envoyer - du riz - du sucre - mes radiographies -
(1). Longtemps, très longtemps, je me suis demandé comment Laura et Pierre s'étaient retrouvés à la descente du bateau. La réponse est là, dans cette lettre, en quelques syllabes, douze au total : "et nous étions bien heureux d'être enfin si près". Un presque-alexandrin. C'est beau comme du Corneille.
(2). Longtemps, je me suis demandé comment s'était passé les retrouvailles avec la famille. La réponse est là, dans cette lettre, en quelques mots : "ils étaient tous en haut de l'escalier". On en compte sept, un peu serrés sur cet espace, avec des sourires éclatants. Étaient-ils sur le palier depuis un certain temps déjà ? Avec des sourires un peu figés, comme en préparation ? Comment faisait-on avant les SMS, dans ces cas-là quand on attendait quelqu'un ? On devait sans doute guetter à une fenêtre. "Ils arrivent, ils arrivent", et on se mettait en place. Oui, ça a dû se passer comme ça.
C'est émotionnant de se représenter une scène qui a eu lieu dans un endroit qu'on a bien connu des années plus tard. Le palier du deuxième étage du 32 de la rue Jouffroy, quand on y a ses propres souvenirs, sur ce palier.
(3). "plus tard je suis monté dans ma chambre accompagnée par tous ( car il fallait bien monter mes 7 valises)".J'aime beaucoup cette scène également, très cinématographique, où toute la famille monte d'un étage, avec chacun une valise de Laura à la main.
(4.) "un lit d'un mou merveilleux" Ah, mais voilà de qui je tiens mon goût pour la mollesse !
(5). Ensuite en quelques phrases, Laura dépeint toute une société avide de s'échanger de l'affection. Une société désireuse de se présenter comme l'envers de la guerre, encore si proche, en effaçant les souffrances par des témoignages les plus nombreux possibles d'affectivité. C'est comme si elle flottait dans l'air, palpable. On dira aussi que Laura est sans aucun doute un très bon vecteur de tous ces flux d'affects alors en circulation.
(6). Un fait notable. On assiste à un changement d'état. La jeune fille devient jeune femme. Après quatre jours en France, Lalla se mue en Laura. Mais demeure Lalla pour sa petite soeur
Sur cette photo, de gauche à droite, on reconnait "Jeanine et Bernadette (qui) sont un peu engraissées mais n'ont pas tellement changé". C'est pas faux. Elles sont magnifiques, le visage tout rond comme des poupées russes".
Toujours à gauche, tenant le bras de Laura, on reconnait Michel Corblet ; sa présence au mariage est avérée :"Michel Corblet qui devait voyager dans l'après-midi est quand même venu, et il a avoué que c'était surtout pour me voir, il a été très affectueux"
Peut-être se souvenait-il de l'époque ancienne, avant-guerre, au Havre, quand il l'invitait à un après-midi en lui envoyant un carton. Ah, on savait mettre les formes pour inviter les jeunes filles en ce temps-là ! Même si, au préalable, on ne s'était pas vraiment renseigné sur l'orthographe exacte du nom de famille de ladite jeune fille (le grecquisant quelque peu).
Ensuite, on a Laura et Pierre, fraichement réunis, donc. À côté, Janine et Philippe, fraichement mariés : "la femme de Philippe est charmante, elle m'attendait aussi avec beaucoup d'impatience et rêvait de moi depuis plusieurs nuits".
Et aussi d'autres visages familiers de l'enfance mais présentement en attente d'identité moins vague.
À hauteur d'homme
Comme une envie de paysage à hauteur d'homme,
mais la vérité ne se trouve-t-elle entre les hommes ?
L'homme n'est-il pas la mesure de toutes choses ?
L'homme n'est-il pas un dieu pour l'homme ?
Et toi, si tu n'aimes pas les hommes tu as tort, un point c'est tout.
La Renaissance, le siècle de la Raison, les Lumières, chacune de ces époques prises une par une mais aussi toutes ensemble ont réinventé et inventé l'homme.
Un homme non soumis aux "forces du Mal".
Un homme non soumis à une surpuissance divine.
Un homme qui se tient éloigné de toute théologie de la pureté.
Un homme avec de multiples visages, c'est ce qui le rend sympathique.
D'ailleurs aujourd'hui, j'étais dans le quartier de l'Homme, ça m'a fait quelque chose, je dois bien le reconnaître.
Un homme qui regarde l'altérité avec circonspection parce qu'il sait que ce qu'il a en commun avec un autre homme est incommensurable avec une quelconque différence.
Si trop d'altérité, alors les hommes s'aiment plutôt de haine.
Alors arrive un homme qui n'est pas régi par le manque, l'absence, le vide, le rien, le néant, mais plutôt par une complète positivité.
C'est un homme qui... ha ! Un homme... enfin un homme.
Voici l'homme.
Sur le Jamaïque (2)
S/s Jamaïque. Le 8 Juin 1946
Mes chères petites Lilla et Anne-Claire, mon cher Lullo, aujourd'hui j'ai envie de bavarder avec vous (sans nous disputer bien entendu), je vous charge avant tout de bien embrasser papa et maman de ma part, je commence à trouver le temps long sans rien savoir de vous tous depuis bientôt 3 semaines !! Enfin d'ici 4 jours nous arrivons ; après bien des changements nous débarquerons à Bordeaux ; nous en sommes tous assez contrariés mais comme nous n'y pouvons rien il faut accepter et débarquer, il y aura malgré tout un train spécial et nos bagages seront dédouanés à Paris ; Pierre à qui j'ai écrit de Dakar (mais de lui je n'ai rien reçu) doit déjà être au courant de ce contretemps mais d'ici deux jours je lui telegraphierai quand même, il vaut mieux qu'il m'attende à Paris, le voyage jusqu'à Bordeaux serait vraiment superflu malgré le plaisir que j'en aurai mais tant pis je ne me sentirai pas abandonnée et je me débrouillerai très bien.
Ce voyage se sera vraiment très bien passé et j'ai eu beaucoup de chance avec mes compagnons de bateau ; Elyette Perpiguani et moi sommes devenues très bonnes amies et sommes toujours ensemble ; à Dakar nous nous sommes beaucoup amusées et je vais vous raconter cette escale ; nous sommes arrivés dans la nuit de samedi dimanche et le bateau a accosté le matin de bonne heure, le quai était déjà assez plein de noirs (il faut les appeler ainsi car sans cela ils se vexent*) bien différents de ceux du Brésil ; en général très grands et vraiment noirs, habillés et coiffés de chiffons plutôt sales et voilà la première impression ;
* Et non pas en traduisant du portugais - negro - nègre.
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vers 9h nous sommes descendus avec les Jacob et nous avons été en ville ; le soleil était assez chaud mais rien de terrible, nous avions mis un foulard sur la tête et en route... les maisons et les magasins n'ont rien de spécial mais notre amusement et intérêt ont commencé sur la place du marché. Une variété de couleurs merveilleuse, des noires assez jolies en général, habillées de cretonnes bariolées (pas du tout à la bahiana), sur la tête des foulards noués d'une façon très gracieuse, quelques unes avec des bracelets, des boucles d'oreilles et des colliers, toutes portent leurs enfants derrière le dos (sic), ces bébés tiennent d'une façon vraiment miraculeuse, dans des grands chales noués au dessus de la poitrine de la mère ; nous avons essayé de leur parlerpour savoir où l'on pouvait trouver les tissus et les foulards mais les femmes ne parlent pas français, elles faisaient de grands sourires et comme j'avais mis mon bracelet en bois blanc et rouge autour du bras, beaucoup me faisaient des signes car elles le voulaient, j'aurai(s) peut-être pu l'échanger mais je n'ai pas voulu ; nous avons continué notre promenade et sommes arrivés sur un marché plus grand et avec encore plus de couleurs et de mouvements ; c'est là qu'il y avait quelques magasins ouverts et où nous avons acheté de la cotonnade pour nous faire des foulards, j'en ai pris une très jolie, rouge et jaune à rayures et avec des pirogues et des espèces de boucliers, (ces tissus sont tissés en Angleterre mais les dessins ne sont fait(s) que pour ces colonies) nous l'avons noué à la mode du pays et un peu plus loin nous avons été assailli par des noirs qui vendaient des poignards magnifiques, le manche et la gaine en cuir tressé de plusieurs couleurs, je n'ai pas pu résisté et pour 75frs africains et un paquet de cigarettes me voilà armée,
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inutile de vous dire que nous avions une allure de pirates et que les indigènes avaient un peu l'air de se moquer de nous dans leur langue, de temps en temps ils s'approchaient et ceux qui savent le français ou même seulement quelques mots étaient contents de nous dire "madame", "bonjour, comment ça va " ; c'était vraiment drôle et nous riions comme des folles ; Mr. Jacob nous a invité à déjeuner dans un petit restaurant français très propre et où nous avons bien mangé ; au dessert il y avait des mangues et moi qui ne voulait jamais en manger vous souvenez-vous eh bien je les ai trouvé(es) délicieuses, en Afrique elles n'ont pas du tout le gout de thérebentine (sic) et n'ont pas de fils ; enfin c'était bien bon et j'ai regretté de ne pas pouvoir vous les faire goûter ; après déjeuner nous sommes revenus à bord pour nous reposer, le bateau était déjà plutôt sale car le charbonnage* avait déjà commencé et on ne savait pas où rester ; vers 4h Elyette et moi sommes sorties pour faire un tour et nous avons trouvé une charrette à cheval conduite par un noir qui s'est offert pour nous promener, nous avons traité le prix à l'avance (un dollar pour une heure) et il nous a amené dans le village nègre, des cases en bois et en paille et un fourmillement de femmes, d'enfants toujours aussi bariolés ; nous avions un peu l'impression d'une scène de cinéma en couleurs et naturellement nous étions les héroïnes ; pour augmenter l'impression quelques jeeps avec des américains en uniforme mais que papa ne s'en fasse pas ils sont peu nombreux et n'avaient pas l'air alcooliques.
* (Marine) (Désuet) Action de s’approvisionner en charbon pour les machines.
Notre première escale après charbonnage à Stornoway en Écosse fut donc Sudéroë, l'île la plus au Sud de l'archipel des Féroë. — (Jean-Baptiste Charcot, Dans la mer du Groenland, 1928)
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Nous avons entendu le tam-tam et assisté à une danse, de vrai(e)s contorsions hystériques, la samba a un fonds nègre mais bien bien civilisé ; nous avons diné à bord et nous sommes couchés assez tôt, heureusement on ne charbonnait pas la nuit. Le lendemain matin nouvelle ballade en ville, tous les magasins étaient ouverts, plusieurs objets en ébéne, en ivoire, des babouches en cuir et aussi dans les magasins plus élégants des nouveautés de Paris mais naturellement à des prix fous ; j'ai acheté une tête en bois ou plutôt un masque nègre assez curieux et une petite statuette en bronze coloré représentant un sorcier, les deux pour un dollar ; c'était très amusant de marchander et de tutoyer ces marchands noirs, ils n'ont naturellement aucun scrupule à vous rouler. L'après-midi nous sommes reparties en charrette pour voir la plage élégante qui s'appelle la "Corniche" et nous avons pris un bain de mer, nous étions trois, Jacqueline Watel, Elyette et moi ; j'ai pris quelques photos avec mon appareil et je les ai donné à développer ici à bord, à ma grande satisfaction elles sont très bien réussies et même si je le dois à l'appareil, je me sens une grande photographe ; merci encore à Figueiredo de m'avoir fait ce beau cadeau, montrez lui celles que je vous envoie. Nous sommes repartis de Dakar le mardi à midi contents de reprendre la mer mais enchantés de notre escale ; hier nous avons longés les Canaries, nous sommes passées à plus ou moins 500m de la Grande Canarie et c'était un très beau spectacle, le temps toujours beau augmentait notre plaisir, cela nous a fait passer une excellente après-midi et maintenant nous reverrons avec joie la France ; je suis bien déçue et triste de ne pas arriver au Havre, surtout que pour remonter la Gironde il nous faudra presque une journée entière. J'ai l'intention de vous envoyer cette lettre dès mon arrivée et ainsi je vous raconterai
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avec plus de calme et de détails mon arrivée, le debarquement et les mille impressions qui m'attendent ; cela me semble impossible que d'ici 5 jours je serai à Paris si loin de vous mais j'en suis sûre si contente et accueillie avec tant d'affection.
Je pense avec beaucoup de nostalgie qu'il y a 3 semaines j'étais encore avec vous et malgré la fatigue et l'émotion de cette journée j'aime revivre ces heures où j'étais encore avec vous ; j'ai dans ma petite boite à couture vos trois photos de Mulitfoto et j'ai aussi revu les deux groupes que nous a fait Richard et Biocca, j'espère que vous m'en enverrez d'autres et aussi celles d'Evangelina ; que maman s'en fasse une bonne toute seule et de papa j'aimerai une de celle qu'il avait tiré au Havre ; Anna Clara devrait aussi voir en lui les negatives (sic) des photos qui sont dans les albums et faire un choix, pour le moment je ne vois rien d'autre à vous demander, j'ai hâte de deballer mes malles et d'avoir tout en ordre ; à bord j'ai sorti très peu d'affaires, depuis qu'il fait un peu plus froid je suis en "macacao"* bleu marine et chandail rayé, le soir je mets quelquefois une jupe mais personne ne fait de grandes élégances aussi c'est très pratique ; lundi j'ai l'intention d'aller chez le coiffeur pour me laver les cheveux et les dresser un peu, avec le vent ils sont un peu dessechés ; je débarquerai en tailleur gris car pour voyager en train c'est plus pratique. Pour les pourboires ce que m'avait dit papa est bien et je les donnerai en dollars j'ai changé les 200 cruzeiros que j'avais et je les garderai pour le train,
* macacao : combinaison
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à Dakar j'ai dépensé en tout 7 dollars, j'en ai donc encore quelques uns que je devrai déclarer. Le garçon qui me sert à table m'a pris sous sa protection, chaque soir au dessert il me donne un gateau en plus ; depuis notre départ nous n'avons jamais eu la même patisserie et toujours des gateaux délicieux, j'imagine que Anne Claire serait elle aussi bien gâtée et contente, je garderai un excellent souvenir de ce voyage surtout pour la nourriture, nous avons eu très souvent du camembert argentin qui est une merveille et n'a rien à apprendre du français. Le Luxembourgeois qui mange à ma table m'a dit qu'il connaissait papa, il s'appelle Mr Marx (il n'est pas juif n'est-ce pas ?) et avait eu l'adresse du bureau par Mr Ducassse. Mr Jacob est toujours très aimable, sa femme et sa fille sont plutôt snobs mais elles aussi sont très gentilles, ils m'ont chargé de leur bon souvenir pour papa.
J'arrive au bout de cette 6ème page très contente de vous avoir raconté tout ce qui m'est arrivé, je me sens aussi plus près de vous. Mes amitiés à tous et mon special affectueux souvenir à Biocca ; a t'il arrangé ses papiers ?
Un gros baiser à chacun de vous
Lalla
Dites aux tantes et aux oncles que je pense bien à eux et les embrasse.
Vous êtes bien gentils tous les trois d'avoir bien voulu laisser partir Laura. J'espère que vous viendrez un jour ou l'autre nous retrouver mais dès maintenant je suis heureuse d'avoir deux soeurs et un frère de plus - (?)
Paris 14-6 - Maman chérie, mon petit papa. J'ai reçu vos lettres, je suis contente, heureuse, j'ai ai été accueillie d'une façon touchante pas tous ; pour aujourd'hui je n'écris pas plus longuement, je le ferai au début de la semaine, demain mariage de Nicole donc présentation à toute la famille. Pierre était à Bordeaux, voyage en train très bon, bagages de cabine dédouanés avec grande facilité. Je ne joins pas de photos car à bord on ne les a pas developpés. Un gros baiser à tous.
Lalla
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Pour un jour pas beau de décembre 2007, j'avais écrit ce texte. À l'époque je ne connaissais pas ces lettres écrites sur le Jamaïque. J'avais essayé de reconstituer ce voyage à partir de bribes d'anecdotes glanées au fil des années. Et à partir de ces quelques éléments reconstituer l'état d'esprit et l'ambiance dans laquelle maman baignait. Il me semble que je n'étais pas si loin que ça de la vérité.
À bord du Jamaïque (1)
A bord du Jamaïque le 26 mai (1946)
Je reécrirai de Dakar où nous
arriverons samedi ou dimanche prochain
Mes parents chéris,
Quelle joie de pouvoir dès aujourd'hui vous envoyer toutes mes tendresses et baisers ; cet après midi nous allons croiser le "(La) Croix" et les bateaux s'arrêteront, nous pourrons remettre notre correspondance et ainsi d'ici une semaine vous recevrez ces premières lignes de votre petite voyageuse ; l'autre jour, j'étais déjà bien émue lorsqu'encore en vue des côtes brésiliennes je vous ai envoyé le télégramme, et aujourd'hui en plein océan a déjà beaucoup beaucoup de milles de Sao Paulo que je vous assure je retrouve souvent par la pensée, j'ai bien hâte d'avoir moi aussi de vos nouvelles et j'espère bien en arrivant à Paris trouver une lettre. Les 5 premières journées de voyage se sont très bien passées, je suis tout à fait reposée et j'ai déjà une très bonne mine.
Le premier soir j'étais un peu affolée par le nombre de bagages qu'il y avait dans la cabine mais heureusement le garçon de cabine qui est très gentil et complaisant a donné un "geito" (rangement) et maintenant nous sommes presque à l'aise, mes compagnes de cabine sont très gentilles et nous ne nous dérangeons nullement l'une l'autre ; ce qui est très appréciable de notre cabine c'est qu'il y a 2 hublots et ainsi nous ne manquons pas d'air, je n'ai pas encore eu chaud à bord, il y a toujours beaucoup de vent et ceci au grand désespoir de mes cheveux mais ceci est secondaire ; je n'ai naturellement pas eu l'ombre de mal de mer et je mange comme quatre, la nourriture est excellente et fait honneur aux Chargeurs ; je vais vous donner le menu d'hier : déjeuner - hors d'oeuvre - choux au gratin - veau avec des pommes de terre - fromage et fruits. Diner : Consommé froid - poisson - porc avec du riz - bombe glacée avec un tas de biscuits et fruits ; tous les soirs il y a un gateau délicieux et je vous assure que je me régale ; je déjeune à 11 et demi et je dine à 6 et demi. Je suis à table avec Mr et Mme du Colombier qui sont très gentils et nous avons naturellement beaucoup parlé de Mlle Barthaud. Comme autres voisins de table j'ai une dame qui voyage avec un chat blanc et qui naturellement se préoccupe beaucoup pour lui ; et il y a un ménage luxembourgeois (les premiers que je vois de ma vie). Enfin vous voyez je suis la benjamine à table et je suis très bien traitée.
Les autres passagers avec qui je suis le reste du temps sont - les Jacob dont la fille Anita est très mignonne, les parents sont très attentieux (sic) avec moi et je remercie papa d'avoir de si bonnes connaissances, ils m'ont invités à descendre avec eux à Dakar. Les Lubeski aussi sont très gentils : les Tellier de Sao Paulo, les Worms (ceux de la casa Michel). Mme Guérin Lezé est d'une amabilité extraordinaire, tous les jours après déjeuner je vais dormir dans sa cabine car il y a moins de bruit qu'en bas et c'est un sommeil qui se prolonge jusqu'à 3 et demi. Les Sajoux que je ne connaissais pas sont très sympathiques. De Rio il y a Jacqueline Watel qui voyage avec ses parents ; nous faisons un groupe de quatre jeunes filles très agréable car il y a aussi une certaine Elyette Perpiguani qui a son mari à l'Ambassade à Rio et qui repart pour revoir sa mère, elle est toute jeune et ravissante, j'ai vraiment de la chance et
quoique nous nous ne faisons rien toute la journée le temps passe très agréablement entre manger, dormir, bavarder allongés sur les chaises longues ; hier soir nous avons joué au poker avec Mr Jacob, Elyette et un jeune homme plein de ressources pour (être à ) bord car il connait un tas de petits jeux. Le Commandant est très gentil et les officiers très aimables ; j'oubliais de vous nommer parmi les personnes à qui je parle plus Maria Eugenia Franco (la boursière de Sao Paulo) et un ménage brésilien qui va à Génève car lui est nommé consul là bas ; voilà sur les 280 passagers de bord ceux qui me tiennent le plus compagnie, avec les autres nous nous faisons de grands sourires. Ce matin j'ai été à la messe, il y a quatre prêtres à bord et si je voulais je pourrais aller tous les jours à la messe. En ce moment je suis dans le bar où bien d'autres passagers se sont installés pour écrire.
Dans le salon en bas l'on répète des danses pour la fête du passage de la ligne*, je pense que si ma petite nunuche était là elle danserait mieux que toutes les autres, moi je me contenterai de regarder et d'applaudir car mes talents de danseuse ne me permettaient de m'exhiber que sur la scène du Municipal. Me voilà arrivée au bout de la cinquième feuille, je crois que je pourrais rester encore longtemps à bavarder avec vous mais
le temps presse car il faut remettre les lettres avant 1 heure. Jusqu'à maintenant je vous ai parlé de choses qui pourraient sembler insignifiantes mais je sais qu'à vous elles feront plaisir et vous savez aussi que chacune de mes actions, de mes faits et gestes, est rattachée à vous ; lorsque j'ouvre mes valises je ne peux m'empêcher de revoir Lilla organisant et préparant tout si bien et si vite, hier j'ai été à la "prévoyance" et j'ai pris deux tricots car le soir il fait un peux plus frais.
Le jour de mon départ j'ai reçu alors que nous étions déjà en mer deux télégrammes très affectueux des Angeli et un autre des Maguelli ; téléphonez leur et remerciez les bien de ma part j'en ai été très touchée. Je ne peux pas énumérer ici tous les amis à qui j'envoie mes affections mais vous saurez le faire pour moi.
À maman je recommande de ne pas se fatiguer dans la file du pain, de se faire vite le tailleur neuf et de recevoir un gros et grand baiser très tendre de sa petite fille. À papa que j'espère reposé après tout le travail que je lui ai donné à Rio bien bien des choses affectueuses. À mes petites soeurs et à mon grognon de frère mes baisers et mes souvenirs bien spéciaux.
À tous mes pensées très très tendres.
Lalla.
* Il s'agit bien sûr du passage de l'équateur. Il me semble que c'était l'épisode de sa traversée que maman évoquait le plus volontiers. Si bien que les nombreuses fois dans ma vie où j'ai survolé l'équateur, j'avais, à chaque fois, ses évocations en tête, et j'espérais secrètement que les compagnies aériennes organiseraient, ne serait-ce qu'un modeste rituel, comme par exemple, offrir aux passagers une petite coupe de champagne. Las, trois fois hélas, le passage de la ligne a toujours eu lieu pour moi dans le plus complet anonymat, me faisant illico nostalgique des fastueuses festivités organisées pour cette occasion à bord des océan liners d'antan et auxquelles maman avait participé
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Mes chers parents je parsJe vous aime mais je parsVous n'aurez plus d'enfantsCe soirJe ne m'enfuis pas je voleComprenez bien je voleSans fumer, sans alcoolJe...
Comme nous autres, nous sommes assez sentimentaux, autant faire un lien avec cette chanson : "mes chers parents, je pars, je vole". Chantée ici par Louane, créée par Sardou. Une chanson qui, je pense, est au départ, une évocation du voyage de Lalla vers la France ; N'y est-il pas question de traverser l'Atlantique ? Et puis surtout à la fin, le petit nom de Lalla est répétée plusieurs fois... Il y a des signes qui ne trompent pas !
Chercheurs d'éternité
Depuis longtemps déjà
me voilà préoccupé
par la question de l'éternité.
On peut m'en blâmer,
on peut se gausser,
mais désormais elle ne me quitte plus.
Tu dois mourir à la mort,
pour accéder aux douces pentes
infinies, horizons penchés.
Ni commencement ni fin
que tu ne connaisses déjà.
L'âge des ténèbres quand l'humanité
doit encore donner vie à l'être humain.
L'âge des empires qui surgissent triomphants,
invincibles, portés par les dieux,
et disparaissent en un jour, misérables,
abandonnés de tous.
L'âge d'abondance quand aucune chose
ne peut jamais rassasié l'être humain.
Quand l'ignorance, qui est des tous les âges,
triomphe à chaque instant.
Nulle durée qui ne te soit étrangère.
Alors plus rien ne s'oppose à la vie,
sous tes pieds la sentir, l'éternité retrouvée,
être son intime, toute fenêtre ouverte.
Paul Maurice
Ran (le chaos)
- Ne blasphème pas les dieux et Bouddha,
Ce sont eux qui pleurent, détrompe-toi.
Ceux qui invariablement se vouent au mal,
perpétuant meurtre sur meurtre,
pensant ainsi assurer leur survie,
ne sont que le reflet de la bêtise humaine.
Même les dieux, même Bouddha,
ne nous préservent pas.
Ne pleure pas, car le monde est ainsi fait.
Ce n'est pas la joie mais la peine
que cherche l'homme.
Regarde dans ce premier château, là-bas.
Des êtres stupides essaient de se dérober
devant cette souffrance,
et ils s'entretuent, et ils s'en réjouissent.
Je suis gong
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Je suis gong - Poéme
Henri Michaux
Dans le chant de ma colère il y a un œuf,
Et dans cet œuf il y a ma mère, mon père et mes enfants,
Et dans ce tout il y a joie et tristesse mêlées, et vie.
Grosses tempêtes qui m'avez secouru,
Beau soleil qui m'as contrecarré,
Il y a haine en moi, forte et de date ancienne,
Et pour la beauté on verra plus tard.
Je ne suis, en effet, devenu dur que par lamelles;
Si l'on savait comme je suis resté moelleux au fond.
Je suis gong et ouate et chant neigeux,
Je le dis et j'en suis sûr.
Colère dans la nuit remue.
La colère chez moi ne vient pas d'emblée.
Si rapide qu'elle soit à naître, elle est précédée d'un grand bonheur, toujours, et qui arrive en frissonnant.
Il est soufflé d'un coup et la colère se met en boule.
Tout en moi prend son poste de combat, et mes muscles qui veulent intervenir me font mal.
Mais il n'y a aucun ennemi.
Cela me soulagerait d'en avoir.
Mais les ennemis que j'ai ne sont pas des corps à battre, car ils manquent totalement de corps.
Cependant, après un certain temps, ma colère cède... par fatigue peut-être, car la colère est un équilibre qu'il est pénible de garder...
Il y a aussi la satisfaction indéniable d'avoir travaillé et l'illusion encore que les ennemis s'enfuirent renonçant à la lutte.
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La colère comme équilibre, pensée michaldienne d'un affect excessif
J Article évalué et accepté pour publication (" Irrésignation ", Shaker Verlag, Aix-la-Chapelle) Cet article aborde la notion d'outrance à partir du traitement paradoxal que l'écriture michal...
Originer le monde
Originer le monde
Et aller jusqu'au bout de sa cancrelatude
Il faudra se métamorphoser à chaque instant
Pour affronter chaque instant
Tête et tronc morcelés dissociés divisés déliés dispersés disloqués éclatés
Toute syntaxe mise à part
Pierres de la nuit pavé dans la mare
Sabot et patte
Amputée
Toute ma souffrance est inscrite dans la chair du bois
Elle ne la quittera plus
Penser à vide
Mais non comme des pépites d'or s'accrochent à ma nacelle
Pensées invisibles
Kafka in the box
Enfermement
Dedans
Être dedans
À l'intérieur du dedans
Dans le cube au cube
Cube à la puissance trois
Évidence cubique entre quatre murs
Imaginés
Ouverts à tous les vents
Dans le chant
Sous le dais de ma colère
Jours de colère
Boiter déboiter s'emboiter
Tout vient dans tout
Vraisemblablement
La perspective dans l'oeuf du cyclone
Et les mots entre les lignes
Y faire son chemin
Dans l'espace et hors de l'espace
Fin léger fragile
Un vol de libellule
Christophe Eloy
Les balcons s'effondrent
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Texte et dessin - Julie Eloy
LES BALCONS S'EFFONDRENT DANS PARIS.
MAIS MOI JE NE VOYAIS PAS Là-bas. À
MOINS QUE LE VENT SOUFFLE.. JE TRAVERSE
LA VOIE ET, Là je m'assoie sur les trottoirs et le
monde qui existe Là où je peux ;;; tu pars loin
mais moi c'est Là ;;; c'est triste où est cette vie ;;;
Là pour toi de remplir ton emploi du temps ou reviens ;;;
depuis qu'on est assoiffé, besoin de rien ? FAUX ! se regarder
dans le miroir... ET VOIR QU'on est assez beau... mais
il ne faut pas se jeter par terre, si
dans la douche ;;; se servir de bons repas chauds
ou froids. Et accepter le chaud ou froid dans
son lit et la valise rangée. TU PEUX LIRE SI TU
VEUX AVEC DE BONNES LUNETTES ET IL N'Y A
PLUS D'HONORAIRES AUX MÉDECINS... TANT
QUE TU ES Toi-Même. TU ÉTAIS SI
FRAGILE... MAIS ÊTRE HUMAIN TOI COMME
MOI ;;; cher cachet et bientôt voilà le
temps qui nous rassure ;;; je retrouve mon
programme tv ou de loisir ;;;
Appel au monde
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Du fin fond de ma toute petite chambre, j'appelle de mes voeux un nouveau siècle de la Raison.
Le 21ème siècle sera rationnel ou ne sera pas.
Paul Maurice