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éloge de la mollesse

J'ai envie de larmes

19 Avril 2019 , Rédigé par éloge de la mollesse Publié dans #Considérations spinoziennes

le reste, ce sont des hommes et des femmes, des amours supposées et des vérités factices

le reste, ce sont des hommes et des femmes, des amours supposées et des vérités factices

Le livre de l'intranquilité - Fernando Pessoa.

 

117 - La plupart des gens souffrent de cette infirmité de ne pas savoir dire ce qu'ils voient ou ce qu'ils pensent. On dit que rien n'est plus difficile que de définir par des mots une spirale : on prétend qu'il faut dessiner en l'air, de la main, et sans littérature, le mouvement ascendant et sagement enroulé par lequel cette figure d'un ressort ou de certains escaliers se manifeste à nos yeux. Mais si on se souvient que dire, c'est renouveler, on définira une spirale sans difficulté : c'est un cercle qui monte sans s'achever jamais. La plupart des gens, je le sais bien, n'oseraient jamais une telle définition, parce qu'ils s'imaginent que définir, c'est dire ce que les autres veulent que l'on dise, et non pas ce qu'il faut dire pour définir. Mieux encore : une spirale est un cercle virtuel qui se dédouble, et monte sans jamais se réaliser. Mais non, c'est encore une définition abstraite. J'aurai recours au concret et l'on verra aussitôt ce que je veux dire : une spirale, c'est un serpent sans serpent qui s'enroule verticalement sur rien du tout.

 

La littérature tout entière est un effort pour rendre la vie bien réelle. (...) Toutes nos impressions sont incommunicables, sauf si nous en faisons de la littérature. Les enfants sont de grands littérateurs, car ils parlent comme ils sentent, et non pas comme on doit sentir lorsqu'on sent d'après quelqu'un d'autre ... J'ai entendu un enfant dire un jour, pour suggérer qu'il était sur le point de pleurer, non pas "J'ai envie de pleurer", comme l'eût dit un adulte, c'est-à-dire un imbécile, mais : "J'ai envie de larmes." Et cette phrase, totalement littéraire, au point qu'on la trouverait affectée chez un poète célèbre (s'il s'en trouvait un pour l'écrire), se rapporte directement à la chaude présence des larmes jaillissant sous les paupières, consciente de cette amertume liquide. "J'ai envie de larmes" ! Cet enfant, tout jeune encore avait fort bien défini sa spirale.

Dire ! Savoir dire ! Savoir exister par la voie écrite et l'image mentale ! La vie ne vaut pas davantage : le reste, ce sont des hommes et des femmes, des amours supposées et des vérités factices, subterfuges de la digestion et de l'oubli, êtres s'agitant en tous sens - comme ces bestioles sous une pierre qu'on soulève - sous le vaste rocher abstrait du ciel bleu et dépourvu de sens.

 

Intuition et concept.

Pour Kant, l'intuition est opposée au concept.

Pour l'étymologie, le latin conceptus" contenir, tenir ensemble" est dérivé du verbe concipere, "concevoir", alors que intuitionem vient de intuiteri, in, dans, en, et tueri, voir.

La différence entre les deux est notamment marquée par le sens des prépositions, "avec, ensemble", pour l'un, et "dans, à l'intérieur de",  pour l'autre.

Le concept pourra être défini comme une représentation mentale, abstraite et générale, objective, stable. Le concept est un universel, un être de raison,  une forme de classe sous  laquelle on peut subsumer un singulier.

Alors que l'intuition, et Kant a bien raison, c'est tout le contraire. Elle est une représentation mentale concrète, singulière, subjective et... fugitive.

Avec l'intuition, c'est le champ lexical de la vue qui est requis. Elle doit donner une connaissance aussi légitime que celle qu'offre le regard, aussi indubitable que celle de la vue *.

 

On pourra dire que l'intuition est un concept du singulier puisqu'il s'efforce de représenter adéquatement une chose pour dire la vérité de sa singularité, sans la relier à d'autres choses supposées équivalentes.

Pour Spinoza, l'Intuition est la connaissance du 3ème genre (y'a pas mieux), immédiate et certaine de l'essence des choses à partir de la compréhension nécessaire de leur cause par la raison. Il l'oppose à la connaissance vague du 1er genre, l'opinion ou Imagination.

Pour lui, elle est la voie royale qui conduit à la béatitude. Sans la connaissance ou science intuitive, point de salut ni de liberté possibles. Dans Éthique II, sc.2, prop. 40 : " Ce genre de connaissance progresse de l'idée adéquate de l'essence de certains attributs de Dieu jusqu'à la connaissance adéquate de l'essence des choses".

L'intuition serait ainsi une progression vers la chose singulière alors que le concept remonte à partir de celle-ci vers le général.

Avec Pessoa, il est aussi question de concept et d'intuition, même s'il ne les nomme pas comme tels. Pour définir la spirale, on utilisera d'abord des concepts abstraits parce qu'on s'imagine que définir, c'est dire ce que les autres veulent que l'on dise, et non pas ce qu'il faut dire pour définir.

Mais on peut recourir au concret de l'intuition qui renouvelle la vision des choses : Une spirale, ce sera alors un serpent sans serpent qui s'enroule verticalement sur rien du tout.

 

Et l'enfant qui dit : "J'ai envie de larmes" plutôt que l'attendu "j'ai envie de pleurer", renouvelle lui aussi la vision qu'il a et qu'il veut donner de son chagrin, par une représentation au plus près de son corps, une intuition concrète.

L'intuition adéquate est pour Spinoza, la raison ultime de l'existence. Pour Pessoa également, il écrit : "Dire ! Savoir dire ! Savoir exister par la voie écrite et l'image mentale ! La vie ne vaut pas davantage : le reste, ce sont des hommes et des femmes, des amours supposées et des vérités factices (...) sous le vaste rocher abstrait du ciel bleu et dépourvu de sens".

 

* On notera que conceptus est dérivé de concipere,"concevoir", où l'on retrouve la vision, mais là on est plus du côté de la signifiance que de l'étymologie pure et dure, (si tant est que cette chose existe).

 

 

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