Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
éloge de la mollesse

Une abominable réciprocité

9 Juin 2019 , Rédigé par éloge de la mollesse Publié dans #Considérations spinoziennes

Ofélia au tuk tuk - photo Gérard Dubois

Ofélia au tuk tuk - photo Gérard Dubois

Spinoza, l'Éthique.

 

Proposition XXXIII, Éthique 3.

Lorsque nous aimons une chose semblable à nous, nous nous efforçons, autant que nous pouvons, de faire qu'elle nous aime aussi.

 

Proposition XXXIV, Éthique 3.

Plus grand nous imaginons le sentiment dont la chose aimée est affectée envers nous, plus nous nous en glorifierons.

 

 

Pessoa, le livre de l'intranquilité.

 

235 - Je n'ai été vraiment aimé qu'une seule fois. Des sympathies, j'en ai rencontré toute ma vie, auprès de tout le monde. J'ai rencontré parfois des sympathies que j'aurais pu - enfin peut-être - en y mettant un peu du mien, transformer en amour ou en affection. Je n'ai jamais eu la patience ou la contention d'esprit suffisantes pour éprouver seulement l'envie de faire l'effort nécessaire.

J'ai découvert que j'éprouvais un certain dégout pour les émotions, et une certaine impatience à l'idée de me voir lié à un sentiment continu surtout s'il fallait s'atteler à un effort suivi.
 

La faiblesse de ma volonté a toujours été, au départ, une faiblesse de ma volonté de vouloir.
 

Mais le jour où un destin malicieux me fit croire que j'aimais, et constater que j'étais moi-même réeellement aimé, je me sentis tout d'abord abasourdi et désorienté comme si j'avais gagné le gros lot en monnaie non convertible. J'éprouvai ensuite - car nul n'est humain sans connaître ce sentiment - une légère vanité; malgré tout, cette émotion qui peut paraître bien naturelle, se dissipa rapidement. C'est un sentiment difficile à définir qui lui succéda, mais où se détachaient, de façon fort désagréable, les impressions d'ennui, d'humiliation et de fatigue.

 

D'ennui, comme si le Destin m'avait imposé une tache incongrue et, en quelque sorte des heures supplémentaires. D'ennui, comme si un devoir tout nouveau - celui d'une abominable réciprocité - m'était échu, ironiquement, comme un privilège, et que je doive me l'infliger, par-dessus le marché, en remerciant ce même Destin. D'ennui, comme si la monotonie inconsistante de la vie ne suffisait pas et qu'il me faille maintenant y ajouter la monotonie obligatoire d'un sentiment bien défini.

 

Et puis d'humiliation, oui, d'humiliation. J'ai mis longtemps à comprendre ce que venait faire là un sentiment si peu justifié, en apparence, par ce qui le provoquait. L'amour d'être aimé aurait dû faire son apparition en moi. J'aurais dû tirer quelque vanité de l'attention que l'on consacrait à ma personne, en tant qu'individu digne d'être aimé. Cependant à part le bref moment de vanité réelle que je connus alors, mais dans lequel je ne sais si la stupéfaction n'eut pas une plus grande part que la fatuité elle-même, l'humiliation fut réellement l'impression que je reçus de moi-même. Je sentis que l'on m'accordait une sorte de prix destiné, en fait, à quelqu'un d'autre - un prix, bien entendu, de grande valeur pour l'être qui l'aurait, par nature, réellement mérité.

 

Mais de la fatigue, par-dessus tout de la fatigue - une fatigue bien au-delà de l'ennui. C'est alors que je compris une phrase de Chateaubriand, sur laquelle je m'étais toujours trompé par manque d'expérience de moi-même. Chateaubriand, sous le masque de René, dit en effet : " On le fatiguait en l'aimant." Je m'aperçus, non sans stupeur, que ces mots traduisaient une expérience identique à la mienne ; je n'avais donc pas le droit d'en nier la réalité.

Quelle fatigue que d'être aimé, d'être véritablement aimé ! Quelle fatigue de devenir le fardeau des émotions d'autrui ! Changer quelqu'un qui s'est voulu libre, toujours libre, en garçon de course des responsabilités : répondre à certains sentiments, avoir la décence de ne pas prendre ses distances, simplement pour que les autres n'imaginent pas que l'on se prend pour un prince des émotions, et qu'on refuse le maximum que peut donner une âme humaine. Quelle fatigue de voir notre existence dépendre complétement de son rapport avec les sentiments de quelqu'un d'autre ! Quelle fatigue de devoir, d'une façon ou d'une autre, éprouver forcément quelque chose, de devoir forcément, même sans réciprocité, aimer un peu aussi.
 

(...) Je garde seulement une certaine reconnaissance à l'être qui m'a aimé. Mais c'est une reconnaissance abstraite, ébahie, née plutôt de l'intelligence que d'une émotion quelconque. J'ai de la peine que quelqu'un ait éprouvé de la peine à cause de moi ; c'est cela qui me fait de la peine - et rien d'autre... *

 

 

*Ce texte se rapporte probablement à Ofélia, éternelle "fiancée" de Pessoa.

 

 

Dans le livre de l'intranquilité, Bernardo Soares alias Pessoa ne parle pas d'amour, ce n'est jamais son sujet. Mais quand il en est question, c'est pour se placer à l'exact opposé de la belle mécanique amoureuse d'un Spinoza, à son degré zéro, là où elle ne serait pas en mesure de se réaliser.

 

Pour le philosophe, l'amour que nous avons pour un objet passe par deux étapes. 1) d'abord il est nécessaire que nous l'imaginions semblable à nous, (on peut aimer un gâteau au chocolat mais on ne va pas s'efforcer à ce qu'il nous aime en retour parce que nous ne l'imaginerons pas semblable à nous).
Mais dans le cas où nous imaginons l'objet A semblable à nous, 2) on va s'efforcer à ce que le principe d'imitation des affects s'applique, à savoir que l'objet A imite notre amour pour lui.

Je devrais donc m'efforcer de l'affecter de joie. Une joie avec une cause extérieure, en l'occurence moi-même, ce qui est la définition exacte de l'amour pour Spinoza. 

 

C'est donc le chemin à suivre quand on aime et qu'on souhaite être aimé en retour.
Dans la morale ou la psychologie traditionnelle, aimer et vouloir être aimé de celui qu'on aime va de soi. Or pour Spinoza, s'il n'y avait pas ces deux principes de similitude et d'imitation, on ne pourrait pas expliquer, d'abord pourquoi on aime, et ensuite pourquoi celui qui aime veut être aimé en retour. Ce sont des choses qui ne sont pas spontanément naturels pour lui.

 

Et là, Pessoa rejoint Spinoza. Rien ne lui apparaît moins spontané que d'être aimé et d'aimer en retour. 

À chaque étape de la mécanique amoureuse mise au jour par Spinoza, ça ne fonctionne pas pour lui. Lui se place plutôt du côté de l'objet aimé : "un destin malicieux me fit constater que j'étais réellement aimé". À cet instant précis, pour Spinoza, il y a proportionnalité. Plus on est aimé, plus on en tire de satisfaction, de gloire, mais pour Pessoa, cet affect demeure tout à fait embryonnaire ; il en éprouve une légère vanité "car nul n'est humain sans connaître ce sentiment ", mais cette vanité se dissipe rapidement. Il va être bien plus sensible à cette injonction d'imitation qui lui est faite. Devrait-il "s'atteler à un effort suivi* ", ce qui serait rien moins qu'un "devoir d'abominable réciprocité".

 

Le paragraphe suivant où il est question d'humiliation est le contrepoint précis de la proposition XXXIV, Éthique 3 :" L'amour d'être aimé aurait dû faire son apparition en moi", or nul glorification en vue pour Pessoa, " J'aurais dû tirer quelque vanité de l'attention que l'on consacrait à ma personne, en tant qu'individu digne d'être aimé." Et justement, il n'est pas digne d'être aimé, il ne le mérite pas. C'est un autre qui mérite d'être aimé à sa place. D'où ce sentiment d'humiliation.

Et l'on voit que pour Pessoa, cette impossibilté d'être aimé détermine son refus d'aimer. Et la boucle est bouclée.

 

On notera que Spinoza et Pessoa ont en commun cette idée du sentiment, cette idée de l'affect comme effort.

 

Paul Maurice.

 

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article