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éloge de la mollesse

Homme libre

30 Janvier 2021 , Rédigé par éloge de la mollesse Publié dans #Considérations spinoziennes

photo Gérard Dubois

photo Gérard Dubois

 

L'homme libre ne pense à rien moins qu'à la mort,
et sa sagesse est une méditation non
de la mort mais de la vie.

                                                    Éthique IV, prop. 67.

 

Voici la très fameuse proposition 67 de Éthique IV. Elle est superbe, c'est beau comme du Racine, d'ailleurs dans cette traduction on peut faire figurer deux vers de douze syllabes à la manière d'alexandrins. C'est beau aussi comme un petit poème, un tercet, où si l'on retient le dernier mot de chaque ligne, on obtient - la mort / non / la vie - qui fonctionne comme un résumé le plus abouti qui soit de cette proposition.
Ce qui retient l'attention également, c'est que la méditation ne soit pas une méditation sur... comme serait tenté de le faire tout un chacun un peu bêtement, mais une méditation de...,
"de la mort, de la vie", en position de génitif (complément du nom), et non pas placé comme de pauvres circonstanciels.
Spinoza convie à une méditation à partir de la vie, qui s'origine en elle, qui appartient à la vie.
C'est bien plus dynamique qu'une méditation plutôt vague sur...

Il n'en reste pas moins vrai que malgré toute la beauté de cette proposition, je dois bien m'avouer, qu'à ce compte-là, je ne serai jamais tout à fait libre.
En effet, comment ne pas craindre la banalité de la mort,
que tout puisse s'arrêter comme ça, sans plus,
au coin d'un jour comme un autre.
Ce jour-là, la mort viendra sur moi,
et, indifférente, ne daignera pas se retourner,
une fois son oeuvre accomplie.
Voilà qui dépasse l'imagination.

Dans cet ordre d'idées, il y en a beaucoup qui voudraient qu'avec leur propre mort, l'humanité entière, voire même l'univers, cesse d'exister avec eux.
On peut les comprendre ; qu'au moins cette vie à laquelle ils ont consacré tant d'énergie, à laquelle ils se sont tant dévoués, ne se termine pas si petitement. Ils se doutent bien que cette vie, la leur, laissera si peu de souvenirs et qu'elle sera rangée dans un tout petit tiroir dans la mémoire de leurs contemporains, tiroir qui sera tiré le plus souvent par hasard.
Alors non, qu'avec eux, tout s'arrête, que la lumière s'éteigne une fois qu'ils sont sortis de la salle. C'est un minimum requis contre la banalité de sa propre mort - qu'il n'y ait plus personne pour les oublier.

Et aussi, entre autres difficultés, l'idée de la mort oblige à une évaluation de sa vie. On peut toujours se dire : " Bon j'accepte de mourir, ce n'est pas trop difficile. Mais je ne sais pas si je pourrais accepter d'avoir eu une vie médiocre et de mourir sur ce constat ". C'est une évaluation qu'on voudrait retarder le plus loin possible.
Marcel, le narrateur de la Recherche, dans Albertine disparue se livre lui aussi à une évaluation de ce genre :
" Ma vie m'apparut comme quelque chose d'aussi inutile dans l'avenir que long dans le passé, quelque chose que la mort pourrait aussi bien terminer ici ou là, sans nullement la conclure, que ces cours d'histoire de France qu'en rhétorique on arrête indifférement, selon la fantaisie des programmes ou des professeurs, à la Révolution de 1830, à celle de 1848, ou à la fin du Second Empire."
Là où l'on souhaiterait au moins un point final, serait-ce trop demandé vraiment, ne surgit qu'une simple virgule.

Mais, quand on a toutes ces sortes de pensées de la mort et de la vie entremêlées, à quelles encablures se trouve-t-on de la liberté ? C'est la question que je me pose.

 

Alors pour tenter de répondre à cette question et donc se rapprocher un peu plus de cette liberté, peut-être n'est-il pas inutile de considérer la locution "rien moins que", de nulle re minus quam ; une expression qui en français, semble un peu difficile, résonne de façon vieillotte, mais dont on sent bien qu'elle va dans le sens de aucunement, nullement, sans en être pourtant synonyme.
Curieusement, elle signifie une valeur absolue dans laquelle il rentre encore quelque chose de la proportionnalité, (proportionnalité qui est au centre du système de Spinoza). Pour l'homme sage, la pensée de la mort, ce n'est pas seulement rien, mais c'est moins que rien. Ce faisant, le sage abroge en lui la question de la limite d'une chose singulière, puisque la mort est bien la limite ultime à nos existences. Pour son âme, la question de la limite d'une chose singulière ne se pose plus. Sa méditation porte ainsi sur rien de moins que le continu de la vie.

Supprimer cette méditation de la mort en soi, c'est au plus haut point supprimer toutes les fluctuations de l'âme qui constituent notre quotidien, et c'est accéder à cette stabilité des affects, où l'on n'est plus le jouet des phases de transitions, ces ruptures où l'on est balloté d'un état à un autre.
Ce n'est pas si théorique, cet état stable, cette sagesse ou béatitude.
C'est avec Spinoza que "nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels", et "ne penser à rien moi qu'à la mort", c'est déjà s'ouvrir une porte d'éternité                           

                                                                          Éthique V, scolie de la prop. 23

Christophe Eloy

 

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