Rien d'impossible

Me voici Coeur-Vaillant dans un camp de vacances. Un soir d'orage nous trouvons refuge dans une grange et nous endormons sur un épais matelas de fourrage. 

Au matin, notre cheftaine, accompagnée d'un chef-scout, vient prendre de nos nouvelles.

Aussitôt un gamin les accuse : « Je vous ai vu hier soir en train de vous embrasser ». Au début dans le brouhaha général, on n'entend pas distinctement ce qu'il dit, mais il répète : « Oui, tous les deux, c'était vous qui vous embrassiez, hier soir, je vous ai bien vu », et plusieurs fois à la suite, si bien qu'un silence pesant finit par s'installer. Les deux jeunes gens, mis en accusation devant cette trentaine de gosses dont ils ont la responsabilité se pétrifient. Éduqués dans une solide tradition catholique, ils sont bien plus envahis pas le sentiment de leur faute que par l'idée de faire taire ce gamin insolent. D'ores et déjà ils peuvent méditer cette règle proustienne qui veut que lorsque le désir s'exprime, même sous la forme d'un chaste baiser, il essuie presque immanquablement une avanie.

L'autre, face à leur silence, s'en donne de plus en plus à cœur joie. Décidément très mal embouché, et sans pitié, il ajoute : « Et vous avez couché ensemble, aussi ? » Des ricanements se font entendre de tous les coins de la grange.

Mais moi, ma main se crispe dans la paille. Je détourne absolument le regard de cette scène, tant je ne voudrais pas en être le témoin. Par ma seule présence dans ce lieu, il me semble cautionner cette insolence à laquelle je ne devrais, en aucun cas, participer. D'emblée, ma gêne me met du côté des deux jeunes gens prostrés qui ne réagissent toujours pas. Voilà que je partage leur humiliation, et même j'ai le sentiment d'être une partie de la cause de leur humiliation.

Avant cette instant, je ne soupçonnais même pas qu'une autorité puisse être interpellée d'une façon aussi provocante. Soudain, c'est un bouleversement en moi dont je n'ai, à ce jour, pas encore tiré toutes les conséquences.