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éloge de la mollesse

À 300.000 frs de l'échafaud.

24 Juillet 2022 , Rédigé par éloge de la mollesse Publié dans #Archives

À 300.000 frs de l'échafaud.À 300.000 frs de l'échafaud.

 

On continue à explorer les archives familiales, mais cette fois on va remonter plus loin que les années 40. Revenir 240 ans en arrière. Il y a une histoire, dont j'ai pris connaissance depuis quelques années, et qui depuis me fascine un peu ; c'est celle d'un lointain aïeul qui a vécu la période révolutionnaire, il s'agit d'un certain Henri Dervieu (1). Il était né à Lyon le 4 juillet 1756, 14ème enfant d'une fratrie de 16 enfants, (excusez du peu). Son père était Étienne Bon Dervieu.
Mais quand je dis "lointain aïeul", au fond, ce n'est pas si vrai parce qu'en six petites générations, on remonte vers lui en ligne directe. Par exemple, à partir de moi : il y a Pierre - Charlotte - Paul - Édouard - Robert et ce fameux Henri. Dans la longue chaîne de l'humanité, on vit, comme qui dirait, à six ou sept enjambées du 18ème siècle, il suffit d'en avoir conscience.
Mais assez de généalogie.
Voici son histoire :

Paul écrit : " Henri Dervieu, grand-père de mon père Édouard, était par conséquent mon arrière grand-père. Il avait épousé en seconde noce, une certaine Anne ou Françoise Barry. Quand éclate la Révolution, il avait à Lyon une grande fabrique de papiers peints, alors appelés improprement tapisseries. Ainsi que cela se pratiquait alors, sa femme Anne-Françoise (prénommons-la ainsi à partir de maintenant) l'aidait dans son industrie et son bureau. Lorsque les événements politiques amenèrent le régime de la Terreur, en 1793, Henri Dervieu, dont on connaissait les opinions fut arrêté comme royaliste et aristocrate (2) et condamné à mort, il avait alors 37 ans. (des fois, c'est pas inutile de ne pas l'ouvrir à tout bout de champ ! )
Sa femme fit toutes les démarches possibles pour le sauver (elle me plaît celle-là - une dégourdie), alors qu'elle avait la perspective de devenir mère, (en plus, la pression supplémentaire, meskina). Elle apprit qu'un de leurs anciens employés était membre du Comité de Salut Public (3). Elle fut le voir et le supplia d'intervenir pour sauver son mari, invoquant la situation intéressante dans laquelle elle se trouvait (4). Le citoyen-employé qui connaissait la situation de fortune d'Henri Dervieu, ses relations d'affaires, la valeur de sa clientèle de province, lui demanda la somme plutôt rondelette de 300.000 frs et ajouta que sachant qu'il serait impossible de le payer en espèce, ou pour mieux dire en assignats (5), il se contenterait de traites (6) sur les clients débiteurs de la fabrique, clients qu'il désignerait, (on a le sentiment qu'il s'agit d'un ancien employé de fraîche date qui connaît encore bien la fabrique). Anne-Françoise accepta. Les traites furent ainsi faites, ainsi que les lettres d'avis (7) par l'employé lui-même et il les fit signer par Henri Dervieu dans sa prison. Lorsque le lendemain les portes de la prison s'ouvrirent pour le faire monter dans la funeste charrette (8), l'ancien employé le prit par le bras et le repoussant dans la prison lui dit : - Rentre, aristocrate (9), ce n'est pas encore ton tour, mais cela ne tardera guère.
Pendant la nuit suivante, il le fit évader (10). Anne-Françoise attendait son mari dans un faubourg de Lyon. Elle avait préparé un déguisement, et loué un cheval de poste. On s'embrassa à la hâte et Henri partit au galop. Il put heureusement atteindre la frontière suisse (11) .

Mais les émotions qu'Anne-Françoise avait éprouvés les jours précédents et celles de la séparation amenèrent les douleurs de l'enfantement plus tôt que cela devait être et ce fut dans la nuit du 2 au 3 Nivose (12) an III de la République que le petit Robert naquit "(13), (le 19 décembre 1794).

Paul Dervieu poursuit :
"Robert a souvent raconté à ses enfants, les incidents qui ont précédé sa naissance et à propos des 300.000 frs. (14 ) de traites exigées par l'ancien employé de son père ; il disait que son propre père lui avait raconté, en relatant son évasion et sa fuite, que le quart à peine de la somme avait été payée, et qu'Henri en avait été très étonné, et aussi qu'il se gaussait à l'envie de la déconvenue de celui qu'il pouvait néanmoins considérer comme son sauveur (15).
Voilà ce qu'a écrit mon père Édouard Dervieu (1823 - 1905) au sujet de son grand-père, Henri : Il avait conservé les usages du 18ème siècle. Il portait la queue, les cheveux poudrés, la culotte courte et les souliers à boucle. Il mourut en 1837 à l'âge de 81 ans.
Autant mon grand-père, Henri avait des allures d'aristocrate, soigné de sa personne, les opinions légitimistes, autant mon grand-père Roumieu (du côté de sa mère, donc) avait les allures bourgeoises, la tenue négligée, les opinions républicaines. Aussi n'y eut-il jamais grande sympathie entre eux ". (Comme quoi, déjà au 19ème siècle, les opinions politiques, comme on peut s'en douter, divisaient les familles).

Henri eut trois enfants :
d'un premier mariage, une Claudine Dervieu, née le 19 mai 1783
et de son second mariage, avec Anne-Françoise (dite la dégourdie) deux fils,
le petit Robert et un cadet, Édouard Henri, né à Lyon le 4 Fructidor (16), an VII.
Il est enterré à Marseille dans le tombeau familial, avec d'autres membres de la famille dont son fils Robert. Sur la plaque, il y a juste, le concernant - Henri Dervieu - 1837

Une chose à préciser sur l'origine de cette famille Dervieu et pourquoi "de Condrieu" ?Comme l'écrit Paul Dervieu : "ce nom de famille est, dès le 16ème siècle (1550) très répandu dans les environs de Condrieu même, petite ville située sur la rive droite du Rhône (en descendant ) à 44 kilomètres de Lyon".
Et effectivement pendant deux siècles et plus, Condrieu a été une véritable pouponnière à Dervieu, d'ailleurs la génération du père et des oncles d'Henri, au début du 18ème siècle, voyait encore le jour à Condrieu.
Paul Dervieu continue : "En 1907, il existait toujours à Condrieu, près du Rhône, une maison datant de la seconde moitié du 16ème siècle, désignée sous le nom de Maison Dervieu. C'était la plus ancienne du quartier. Malgré la simplicité de son apparence, elle témoigne de l'aisance de ses anciens propriétaires. De tout temps, la famille Dervieu a été nombreusement représentée à Condrieu".
Désormais Condrieu est une charmante bourgade, réputée pour ses vins, idéalement situé sur l'axe nord-sud pour faire une pause. Il y a même une sortie de l'autoroute A7 à son nom pour s'y rendre directement. Seulement voilà cette pause, on ne l'a fait jamais, et l'on trace sa route sans même un regard sur le panneau "Condrieu".

Autre chose qui me plaît beaucoup dans ce récit des aventures d'Henri Dervieu, c'est simplement la rencontre, le choc de la grande Histoire et des histoires individuelles. Dans des temps troublés, une révolution, une guerre, l'Histoire apparaît comme la cause directe de ces histoires individuelles, elle les produit.
Les témoignages qu'ils nous ont laissé, sont précieux. Ils nous disent comment des femmes et des hommes fragiles, jeunes, ont trouvés leur chemin malgré des obstacles considérables et, en eux, la force d'échapper à la moulinette de l'Histoire qui a pour habitude de broyer les individus sans ménagement ?
Et avec eux, ce sont des mondes qui nous reviennent, qui revivent pour nous, pour peu qu'on y prête attention. Avec Henri, il y a les assignats, l'industrie lyonnaise de la tapisserie, le Comité de Salut Public, la funeste charrette, royalistes et jacobins, les cheveux poudrés, les culottes courtes et les souliers à boucle, une femme qui ne s'en laisse pas compter, le bourgeois, l'aristocrate, le peuple. Tous les soubresauts, les flux et les reflux de cette Révolution. Il y a aussi l'ombre de Robespierre, (à mes yeux, le premier grand leader populo-complotiste de notre histoire), qui même après son exécution semble encore menacer ses ennemis, par delà la tombe, en armant toujours ses adeptes.
Bref tout un monde, qui s'est raconté et transmis de génération en génération dans un seul but, je le pense, que l'on retire le couvercle de la grande boîte dans laquelle tous ses personnages, si proches si lointains, sont enfermés et que nous, en plongeant notre regard vers eux ils puissent persévérer dans leur existence en s'agitant de nouveau pour nous offrir leur époque, leur paysage.

Avec Henri Dervieu, je suis en présence d'un quinquisaïeul (aïeul = grand-père). Un quinquisaïeul, il faut le savoir, chacun d'entre nous en a 32, seulement voilà, qu'un seul sur les 32, vienne à manquer, quel que soit son motif, il ne vient pas s'insérer dans la longue chaîne des générations, et c'est toute une lignée qui ne se présente pas aux rendez-vous du destin.
C'est ce qui, depuis que j'en ai pris connaissance, me fascine un peu avec cet aïeul qui échappe à sa condamnation à mort. Imaginons, que ce ne fut pas le cas, et également, pour faire bonne mesure, que petit Robert n'était pas dans les tuyaux au moment de son exécution ou encore qu'il n'aurait pas survécu à sa naissance. L'hiver 1794 est particulièrement rude, la disette s'installe qui affaiblit les nouveaux-nés, sa pauvre mère, épuisée de chagrin, ne trouve pas les ressources morales ou financières pour bien prendre soin de lui. À son tour, il meurt, laissant une femme terrassée de chagrin par ce double malheur. Alors, ces deux hypothèses avérées, que ce serait-il passé dans les siècles suivants ?
Tout d'abord, une certaine Louise ou Henriette Roumieu ne verra jamais venir à elle, Robert, dont on vient de décréter, un peu arbitrairement, c'est vrai, qu'il n'est pas ou plus.
Idem pour Zoé Koenig, pour qui nul "comte" Édouard Dervieu ne viendra sonner à sa porte.
Pour Maria Josepha Alvarez del Campo de Casadorio, pas de Paul.
Et Maxime Eloy, où est passé sa Charlotte ?
Enfin il y a Laura Ippolito, qui au Havre, ne rencontre pas son petit fiancé de 17 ans. Peu de chances qu'elle revienne dès juin 1946 en France. Fait-elle sa vie au Brésil ? Revient-elle en Europe plus tardivement ? J'aimerais bien lui demander qu'elle aurait été sa vie si... . Je regrette de ne pas l'avoir fait.
Ainsi va ma rêverie ; elle est motivée, je pense, par le fait que si un seul aïeul fait défaut, se trouve dans l'impossibilité de remplir sa fonction de géniteur, il y a soudain ce vertige qui nous met face à une existence, la nôtre, simplement possible mais certainement pas nécessaire. Un monde parallèle apparaît dans lequel nous ne sommes pas, mais où par contre peuvent figurer des créatures étranges, semblables et différentes de nous, des sortes de demi-frères ou demi-soeurs, avec qui nous partageons 25% d'ADN, ce qui n'est pas beaucoup parce que, dans ce monde-là, un peu familier mais pas trop, ils sont les seuls représentants de ce que nous sommes, nous-mêmes étant dans l'impossibilité d'y figurer en bonne et due forme. Ce serait un choc, ça ferait bizarre, tout de même, de voir ma propre mère ayant donné la vie à d'autres enfants que ceux que je lui connais dont moi, et le vivant de la façon la plus naturelle qui soit. Et ces "autres" enfants, eux-mêmes, sans sentiment aucun d'être des usurpateurs. Pour moi, un vrai scandale qui ne pourrait pas se dire. Un drame shakespearien où les uns prennent la place des autres.
Bien sûr, on peut m'objecter, mais pourquoi cette rêverie se porte-t-elle uniquement sur cet aïeul-là ? Pourquoi le privilégier, lui, par rapport à d'autres aïeux. De génération en génération, il y a tant de situations où des ascendants homme et femme auraient pu ne pas se rencontrer.
C'est vrai, mais avec Henri, c'est différent. Il s'agit d'une condamnation à mort qui doit être suivi d'une exécution. Par un acte volontaire, délibéré, à un moment donné, la société a gravement obéré mes chances d'apparition sur cette Terre. Il y a deux siècles, cette société a voulu poser une bombe à retardement qui visait particulièrement ma propre existence, mais aussi d'innombrables autres.
Si bien qu'on se rend compte que tuer un homme, c'est commettre une sorte de génocide dans le temps. Et l'on a pu dire d'un Juste, qu'en sauvant un homme, il sauve l'humanité toute entière, mais à l'inverse, qui tue un homme tue tous les hommes.

 

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(1*) De toutes les branches familiales qui arrivent jusqu'à nous, la branche Dervieu est très certainement celle qui est la plus documentée, notamment par un livret qu'avait compilé Paul Dervieu (1866 - 1949), sans doute après guerre. Un livret intitulé sobrement " Famille Dervieu de Condrieu 1547 - 1939 ", et constitué de notes dont il dit qu'il les a recueillies, " dès mon enfance, de mes parents, grands parents, oncles et tantes ".
Paul Dervieu, on l'a déjà croisé récemmment, puisque c'est chez lui, rue Jouffroy, que Lalla est reçue quand elle débarque en France, et qu'il débouche pour elle une bouteille de champagne, le premier soir, en guise de bienvenue.

(2*) Aristocrate, dans le cas d'Henri, comment faut-il l'entendre. S'il s'agit d'une personne qui a de la distinction, des manières et des qualités mondaines et qui au moment de la Révolution, était partisan de l'Ancien Régime, pourquoi pas, le portrait qui en est fait semble convenir. Mais si par aristocrate, on entend membre de la classe des nobles, là il faut y regarder de plus près.
Si Henri était aristocrate dans ce sens, il l'était de fraiche date. Ça remontait à la génération de son père Étienne Bon. Voilà ce qu'écrit Paul Dervieu à ce sujet :
"Ce serait Étienne Bon Dervieu (né en 1713) qui aurait été la cause de l'anoblissement de ses deux frères Dervieu de Villars et Dervieu de Varey, (on note les conditionnels). Il avait trouvé le moyen de tirer le fil d'or et de l'appliquer sur des étoffes de soie ; il avait un cerveau d'inventeur, établit des fourneaux à la Croix-Rousse et se livra à toutes sortes de recherches, même à celle de la pierre philosophale. Il perdit ainsi toute la fortune que sa première invention lui avait procurée. Ses frères ainés gardèrent la leur, en continuant l'industrie créée par leur jeune frère et le Roi venant à Lyon au devant de sa future épouse, visita les ateliers, les anoblit et leur donna une épée d'honneur à chacun. Étienne Bon, l'inventeur, mourut presque sans fortune, après avoir eu 16 enfants".
Tout cela est bien beau, mais il y a tout de même un petit problème, c'est qu'au 18ème siècle, ni Louis XV qui se maria en 1725, à l'âge de 15 ans, ni Louis XVI, en 1770, et qui n'était pas encore roi au moment de son mariage, ne sont venus à Lyon pour accueillir leur future épouse. À première vue, l'anoblissement de cette branche Dervieu par le Roi (lequel ?), semble tout de même relever un peu du légendaire.

(3*) Il existait également sous la Révolution française des « comités de salut public des départements » (ou « comités de surveillance ») constitués dans une trentaine de départements par des jacobins locaux  ou des représentants en mission. Organismes chargés, à l'origine, de recueillir des renseignements sur le département et de développer le civisme, ils voient leurs attributions élargies en matière de surveillance et de réquisitions. La population les craignait beaucoup. On parle à leur sujet de "dictature des comités"

(4*) Là, c'est une scène de comédie. D'abord, Anne-Françoise, finaude, supplie l'ancien employé, elle fait appel à l'affectif, à des sentiments comme la compassion ou même la pitié, et puis, une fois qu'elle a établie que celui-ci est un être véritablement humain et moral, elle lui signifie qu'une telle moralité mérite d'être récompensé par des biens plus matériels, qu'elle en a la possibilité, qu'elle sera heureuse de le faire et que c'est normal de le faire. Un citoyen doué de telles qualités a bien droit à une contrepartie digne de lui alors que la Révolution ne lui montre sans doute pas toute la reconnaissance qu'il pourrait attendre d'elle eu égard à son dévouement pour la cause.
De plus, rémunéré l'ancien employé avec des traites est une excellente, voire même une brillante idée, puisque celles-ci instaurent un délai qui permettra de voir si celui-ci s'est bien acquitté de sa partie, faire évader Henri, avant qu'il aille se faire payer chez les clients débiteurs
Vu sous ces différents aspects, on peut dire qu'il se laisse enfumer par Anne-Françoise.
On rajoutera que pour sauver la tête de son marchand de mari, il faut la marchander, en tirant des traites, comme une banale affaire, en faisant ce qui se fait tous les jours. Quoi de plus naturel en somme.

(5*) L'assignat est une monnaie fiduciaire (lat. fiducia : confiance) mise en place sous la Révolution française. Après le système de Law (1716 – 1720), l'assignat est la seconde expérience de monnaie fiduciaire en France au XVIIIème siècle : toutes deux se soldèrent par un échec retentissant. Un billet de banque est un monnaie fiduciaire, contrairement à une pièce d'or, il n'a aucune valeur en soi sinon celle qu'on lui prête.

(6*) La lettre de change ou traite est un écrit par lequel une personne, dénommée le tireur (généralement le fournisseur), donne à son débiteur, appelé tiré (généralement le client), l’ordre de payer à une échéance fixée, une somme d’argent à une troisième personne appelée bénéficiaire ou porteur.

(7*) Sans doute des lettres pour avertir les débiteurs qu'ils auraient à payer une somme d'argent à ce citoyen-employé, fervent révolutionnaire, néanmoins corruptible.

(8*) Dans un dictionnaire des individus condamnés à mort pendant la Révolution qui recense 13.000 personnes entre 1792 et 1796, on peut lire : "Les dates de décès sont approximatives car la date qui figure correspond généralement à la date de la condamnation à mort. Bien qu’un grand nombre d’exécutions aient lieu le même jour, un intervalle d’un jour ou plus entre la date de la condamnation et la date de l’exécution peut arriver". Comme quoi on ne moisissait pas trop longtemps dans les prisons de la Révolution. Ça paraît être le cas pour Henri, deux, trois jours tout au plus, le temps de faire les transactions mentionnées et il était bon pour l'échafaud. C'est un point qui est important pour la suite.

(9*) Mais qui est Henri Dervieu ? Essayons de le cerner d'un peu plus près à partir des rares éléments qui nous sont donnés. On peut d'abord s'interroger sur l'identité sociale de l'aïeul. Il est vu, "Rentre, aristocrate", et il se voit comme un aristocrate, voire même un noble, mais socialement, il est plus proche d'un industriel bourgeois.
Aussi, Henri, opposé à la Révolution, en avait repris pourtant certaines pratiques ; comme il a été dit, un peu avant, "Ainsi que cela se pratiquait alors, sa femme l'aidait dans son industrie et son bureau". "Alors" désigne les années révolutionnaires. Mais bien leur en a pris, d'adopter cette idée d'égalité homme-femme, puisqu'ainsi, l'épouse a pu négocier en connaissance de cause l'évasion de son mari. En connaissance de cause, cela signifie, en connaissant leur situation financière et les bonnes pratiques commerciales.
Comme on le voit, Henri n'est pas tout d'un bloc. Peut-être qu'en vieillissant, s'est-il figé dans une posture légitimiste (comme on l'apprend plus loin), mais en 1794, il est traversé par les contradictions de son époque qu'il fait siennes, pourrait-on dire...

(10*) Une autre question qu'on peut se poser : Pendant toute la période révolutionnaire, y en a-t-il eu beaucoup qui ont réussi, d'une manière ou d'une autre, à échapper à leur condamnation à mort, ou bien la fuite d'Henri Dervieu est-elle exceptionnelle ? Dans Histoire des tribunaux révolutionnaires de Lyon, une évasion est relatée qui se produit en décembre 1793 (Frimaire an II), où quinze prisonniers enfermés dans des caves, place des Terreaux, attendant leur exécution, parviennent à s'évader, quatre sont repris, (c'est la seule évasion qui est signalée dans cette Histoire).
Mais vu le zèle que mettaient les Conventionnels à verser le sang impur dans les sillons, on peut conjecturer que les condamnés étaient surveillés comme le lait sur le feu, et que bien peu parvenaient à leur échapper. Le cas d'Henri doit donc être assez rare.

(11*) Cette fuite d'Henri et son exil en Suisse s'inscrit dans un mouvement massif qui voit pendant toute cette période, un exode de la population lyonnaise qui passe de 150.000 à 108.000 à la fin de l'année et qui se poursuivra puisqu'ils ne sont plus que 88.000 en 1800. On peut lire encore : " La répression qui s'ensuivit causa la mort de 115 des 400 entrepreneurs en soierie que comptait la ville, qui s'ajoutèrent à un grand nombre d'émigrations de la part des maîtres soyeux souvent mal vus des forces populaires, départ qui seront pour certains définitifs". 
Henri Dervieu n'était pas maître soyeux, il fabriquait des tapisseries, mais on peut penser, qu'à ce titre, il n'était lui non plus pas bien vus des forces populaires.
Toujours est-il que son exil suisse n'a pas été définitif, puisque quatre ans après la naissance de Robert, il procréait un deuxième fils qui naissait à Lyon.

(12*) Il s'agit du mois révolutionnaire entre décembre et janvier, donc la nuit du 2 au 3 Nivose, (se rapporte à la neige), Robert naquit en décembre.

Cette naissance est avérée par un acte au registre de l'État civil de la Mairie de Lyon : " Aujourd'hui 3 Nivose de l'an III de la République une et indivisible, par devant moi Jean François Laverrière officier public et municipal en la commune de Lyon, est comparu le citoyen Jean Simon Thénance, officier de santé rue Catherine, qui m'a présenté un enfant mâle né avant hier soir à onze heures, du citoyen Henri Dervieu, marchand rue Port-Charles, absent pour affaires, et de Anne Barry, son épouse, auquel enfant on a donné le prénom de Robert, dont acte a été rédigé en présence des citoyens....etc. "
Un première chose - le citoyen Dervieu est présenté (par son épouse, toujours finaude) comme un marchand. Marchand, il l'était, ayant bien sûr à vendre sa production à des clients, mais il était aussi, de ce fait, industriel et propriétaire d'un fabrique de tapisseries. Ici, on sent bien qu'il s'agit de faire profil bas quant à son statut social, de ne pas trop la ramener, quand on a affaire à un organe de la Révolution.
De plus, il est déclaré "absent pour affaire" alors qu'il est en fuite après une condamnation à mort, (là encore on sent bien la patte d'Anne Barry, épouse Dervieu). Les fichiers des différentes institutions révolutionnaires, Mairie et Comité de Salut Public, visiblement ne sont pas connectés entre eux.
Une autre chose à noter à partir de cet acte d'État civil. Le nom de la ville de Lyon y figure (à nouveau). Or le 12 octobre 1793, à la suite de la prise de la ville, la Convention Nationale avait décrété que "le nom de Lyon sera effacé du tableau des villes de la République et portera désormais le nom de Ville-affranchie". Du côté des Conventionnels, on dit : "« Lyon fit la guerre à la liberté, Lyon n'est plus". En d'autres termes - Lugdunum delanda est - Mais après Thermidor, c'est-à-dire le 12 octobre 1794, la ville retrouve son nom d'origine. Donc, la grande Histoire et l'histoire individuelle sont, en la circonstance, tout à fait raccord.

(13*) Il y a là quelque chose d'étonnant. La condamnation à mort et la fuite d'Henri Dervieu se seraient donc déroulées à l'hiver 1794. Or la chute de Robespierre avait eu lieu plusieurs mois avant, les 26-28 juillet 1794 ( 8 Thermidor an II). L'après Thermidor (qui se rapporte à la chaleur) reste une période toujours violente, incertaine, et des commentateurs soulignent que faire coïncider la mort de Robespierre avec la fin de la Terreur n'est pas aussi automatique qu'on pourrait le penser. La liquidation des structures "terroristes" était déjà commencée avant Thermidor et elle n'a pas été achevée avant la fin de la Convention thermidorienne, soit un an plus tard (en 1795). D'ailleurs le récit familial laisse entendre que c'est le "régime de la Terreur", donc toujours actif à l'hiver 1794, qui juge et condamne Henri, (il y aurait ainsi eu une grande Terreur et une petite Terreur ). Néanmoins, à partir de cette date, le mouvement s'inverse : une grande part des suspects emprisonnés sous la Terreur - royalistes, fédéralistes, (les Girondins) - sont élargis, tandis que de nombreux militants révolutionnaires sont arrêtés et les fonctionnaires soupçonnés de « complicité » avec Robespierre révoqués. 
À Lyon, la situation est particulière et sans doute encore plus difficile qu'ailleurs. Depuis un an et demi, la ville a subi des événements tragiques. En mai 1793, la mairie est prise par les Girondins (modérés), Lyon se retrouve à contre-temps, puisque quelques jours plus tard, c'est la Gironde qui est mise hors la loi par les montagnards parisiens, (Jacobins radicaux). La Convention décrète Lyon "en état de rébellion contre l'autorité légitime". Une armée révolutionnaire est envoyée, commandée par Kellermann. Le siège de Lyon commence le 7 août, et la ville capitule le 9 octobre. Suit alors une répression féroce. Les tribunaux révolutionnaires ne lésinent pas sur les condamnations ; jusqu'en avril 1794, ils officient et condamnent à mort autour de 2000 individus. Il est alors mis fin à leur fonctionnement.
Au 1er août, lorsque Lyon apprend la chute de Robespierre, "elle bascule dans un nouveau cycle de violences vengeresses".
Si bien qu'il y a, tout de même, quelque chose de tardif dans cette condamnation pour ses opinions royalistes en fin d'année 1794, de l'aïeul ! Des élément manquent, et difficile de s'improviser spécialiste de la Révolution française en quelques jours. Quel était le rôle de ces Comités de Salut Public ? Il semble qu'ils avaient des pouvoirs de police, de surveillance, et donc entre autres choses de surveillance des prisons. Des commentaires et des articles soulignent que les plus farouches extrémistes des Comités (de Salut Public) restèrent en place au moins pendant un temps. Et comme on l'a vu dans le cas d'Henri Dervieu, son ancien employé était effectivement un membre de ce Comité. Mais je ne pense pas qu'ils avaient une compétence judiciaire. Il y aurait alors eu à Lyon pendant cette période, un tribunal ou une commission toujours en activité qui continuait à condamner à mort.
On peut cependant risquer une interprétation. C'est ce Comité qui repérait les individus suspects d'idées contre-révolutionnaires et qui les amenait devant un tribunal. On supposera également que pendant toute la période de la Terreur, (16 mois entre le 10 mars 1793 et le 27 juillet 1794) notre aïeul avait su se montrer très discret, c'était d'ailleurs le cas pour l'ensemble de la population qui, comme on peut le lire : "Tout au long de cette période, les citoyens ont gardé le silence et retenu leur souffle, la peur était devenu un moyen de gouvernement", et plus particulièrement à Lyon, où il s'agissait en plus de punir les habitants d'une rébellion contre la Convention. S'il n'a pas été arrêté durant toute cette période terriblement agitée, on peut en déduire, en considérant la répression sans faille qui s'était abattue sur tous ceux qui avaient participé de près ou de loin à l'aventure municipale des Girondins et à la défense de la ville pendant le siège, que lui n'avait eu aucune activité politique, et encore moins militaire, qu'il s'était vraiment tenu à carreaux, sinon son sort aurait été scellé bien avant la fin de l'année 1794. Mais après Thermidor, fédéralistes et royalistes reprennent du poil de la bête. Il se serait sans doute senti plus libre de ses paroles et ayant fait connaître ses opinions royalistes, il aurait été cueilli par ce Comité, vestige lyonnais de la Grande Terreur.
Dans Penser la Révolution française, François Furet analyse cette période et donne un éclairage qui permet de penser le pourquoi de la condamnation d'un Henri Dervieu à cette période-là. Les Thermidoriens vont pratiquer " la fameuse et cynique politique de la balance : frappant tantôt à droite, tantôt à gauche, tantôt contre le complot royaliste, tantôt contre le complot jacobin". Le complot, thème central de la Révolution, étant désormais à craindre de tous les côtés.
Pour être le plus complet possible, dans le livret de Paul Dervieu, il est mentionné qu'un autre Dervieu, lointain cousin d'Henri, issu de la branche dite consulaire, (donc annoblie) différente de la branche dite roturière, celle de notre aïeul, un certain Christophe Dervieu de Goiffieu, écuyer, conseiller à la cour des Monnaies, a été condamné par la Commission révolutionnaire de Lyon, dite également Tribunal des 7, et exécuté le 2 février 1794. Cette Commission est bien connue de l'histoire révolutionnaire lyonnaise. Pour donner une idée plus précise du climat del'époque, voici son histoire.
Elle est crée le 8 Frimaire an II (28 novembre 1793), en remplacement de deux commissions, l'une militaire, l'autre populaire, jugée trop peu efficace par la Convention. Elles ont pourtant à leur actif, pour l'une, 106 condamations à mort en un mois et demi, et pour l'autre, 109 condamations en trois semaines, plus une canonnade, restée dans les mémoires, qui a lieu pendant deux jours, fin novembre. Là, on tire au canon sur les condamnés. La prose révolutionnaire en rend compte en ces termes qui n'appartiennent qu'à elle : "« Quatre ou cinq cents contre-révolutionnaires dont les prisons sont remplies, vont expier ces jours-ci tous leurs crimes, le feu de la foudre en purgera la terre d’un seul coup. Puissent tous leurs semblables, foudroyés bientôt comme eux, donner un grand exemple à l’univers ! Puisse le mouvement électrique se communiquer partout ! Puisse cette fête imprimer partout la terreur dans l’âme des scélérats et la confiance dans le coeur des républicains »
Une fête, effectivement, bien plus expéditive que la laborieuse guillotine.
Néanmoins, c'est le moment où le Commission révolutionnaire entre en scène. " Elle est chargée de juger l’ensemble des prisonniers soit par l’acquittement soit par l’exécution. Ses membres portaient autour du cou un ruban tricolore auquel était suspendue une petite hache en acier brillant. Les audiences étaient publiques, chaque accusé passant séparément. Deux minutes en moyenne étaient consacrées à l’examen du dossier établi par la Commission temporaire, l’interrogatoire et le jugement ". Deux minutes par dossier ! On conçoit que la productivité de cette commission soit grandement améliorée en comparaison avec les deux précédentes ; elle a condamné à mort 1684 accusés dont ce Christophe Dervieu de Goiffieu, (qui n'a sans doute pas eu la chance de son cousin d'avoir une aussi entreprenante épouse qu'Anne-Françoise ) ; elle en a relâché 1682 et en a maintenu en détention 162. Elle est dissoute le 17 Germinal (6 avril 1794).
Histoire des tribunaux révolutionnaires de Lyon, 1879, Salomon de la Chapelle

(14*) Il est temps de s'inquiéter de savoir ce que représentait 300.000 frs en 1793. Une recherche sur internet s'impose. Voici ce qu'on peut y trouver.
Tout d'abord, comme pour le Temps, où la Révolution a voulu instituer une nouvelle temporalité ou plutôt qu'un nouveau Temps commence avec elle, de la même manière, elle devait établir une nouvelle monnaie en remplaçant la livre en vigueur depuis Charlemagne. Plusieurs décrets ou lois ont permis cette transition monétaire, dont ceux-ci.
- Les décrets du 18 Germinal (qui se rapporte aux germes) an III  et du 28 Thermidor An III ont établi la décimalisation du système monétaire (1 Franc = 100 centièmes) et le cours légal du franc à 4,5 grammes d'argent pur.
- La Loi du 25 Germinal an IV définit le taux de conversion monétaire entre le franc et la livre tournois en donnant une légère plus-value au franc. .

101 livres + 5 sols  =  100 francs.  Soit un taux livre / franc de 1,0125 :

Comme on le voit, il y avait une presqu-équivalence du taux de conversion. Ce qui permet de rendre plus parlant le tableau ci-dessous sur le niveau de vie au 18ème siècle exprimé en livre.
Pouvoir d'achat (18e siècle):
50.000 livres/an : Opulence en province et richesse à Paris.
25.000 livres/an : Richesse en province et vie confortable à Paris.  
15.000 livres/an : Vie confortable en province, correct à Paris.  
5.000 à 15.000 livres/an : Vie correct en province, pauvre à Paris.
< ou = à 5.000 livres/an : Considéré comme noblesse pauvre.
252 livres/an : C'est la limite ultime sous laquelle on est un miséreux à cette époque.

Si bien qu'on peut considérer que la fabrique des époux Dervieu ayant à son actif au moins 300.000 frs., était une entreprise très florissante, que d'autre part, en récupérant le quart de cette somme, soit 75.000 frs., notre membre du Comité de Salut Public (il fait un peu partie de la famille désormais, et de son histoire) s'assurait pendant un an et demi un train de vie princier.

(15*) Si on continue à se focaliser un instant sur cet employé, membre du Comité du Salut public et de notre famille, on peut s'interroger sur les risques qu'il prenait en se laissant soudoyer par le couple Dervieu. D'une part, puisque, le ci-devant Dervieu, n'étant pas présent sur l'échafaud, une enquête devrait forcément être menée ; les comités et tribunaux révolutionnaires portaient une attention très soutenue pour éradiquer tous les ennemis de la Liberté, qu'un seul échappe à son jugement et c'était la République, elle-même, qui était en danger, or cette enquête pourrait très facilement remonter jusqu'à lui, on peut le penser ; et d'autre part, en allant échanger les traites auprès des clients contre de la monnaie sonnante et trébuchante, il s'exposait aussi à des dénonciations, une activité plutôt répandue à l'époque, où il s'agissait de donner des gages de son soutien au pouvoir révolutionnaire, et pourquoi pas de la part d'un client proche d'Henri, qui aurait trouver là une façon simple et honnête de le venger. Pourtant apparemment, la seule difficulté qu'il a rencontrée, a été de ne pas recouvrer la totalité de la somme !
On supposera qu'il a profité à plein du relâchement post-Thermidorien, c'est-à-dire une époque où l'intérêt privé reprenait le pas sur la ferveur, la vertu révolutionnaire et l'intérêt dit général.
Comme le récit biblique, les récits de famille sont lacunaires, il y a des trous dans la narration. Et comme pour la Bible, il faut se forcer pour y prêter attention, parce qu'ils sont, comme on dit justement, paroles d'Évangile, et poser un regard critique, c'est-à-dire un regard qui interroge, on n'ose pas trop.

(16*) Là il s'agit du mois révolutionnaire entre août et septembre, (qui se rapporte aux fruits).

 

Christophe Eloy

 

 

 

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