Dialogues avec l'âne (fantaisie dépressive)
Un jour à l'aube : une aube vaste aux doigts de rose comme elles le sont souvent, je parlais à mon âne. Je lui disais
– Je suis la faiblesse.
Ou plus encore
je suis son symptôme.
Je n'ai jamais donné satisfaction.
Pourquoi donner satisfaction ?
Pourtant j'aurais tout essayé...
Non, ce n'est pas vrai, je n'ai rien essayé du tout.
Tu sais, ça me troue le cul tout ça,
ou plutôt, ça me picore la rondelle,
enfin, je veux dire que ça m'interpelle quelque part.
Et l'âne se taisait, ne sachant trop que dire.
Alors je lui chantais cet air qu'il aimait bien.
L'air du barbu barbier ; celui qui avait
un faux-pli au cerveau
avec une folle envie plus forte que la vie,
qui aurait tellement
voulu être une belle infidèle
ou un fiasco français
à nul autre pareil
(comme ils le sont souvent)
dans le concert des nations.
Et ce refrain -
Gare au travers de porc
qui s'rait sur mon chemin.
Gare au travers de porc.
Et toujours sur cet air d'opéra :
Tout ce qui me rend plus fort
vient renforcer le groupe,
ou plutôt non,
tout ce qui renforce le groupe me rend plus fort.
Qu'en penses-tu ? Oh mon âne. Réponds.
Il en va quand même de l'organisation de la société.
Et l'âne se taisait, ne sachant trop que dire,
quand je m'opiniâtrais dans mes pauvres pensées.
J'avais aussi mes thèmes récurrents :
– Quand je pense qu'il n'y a que les grands seigneurs
et les cons qui peuvent tout se permettre.
Et l'âne, invariablement soupirait « hélas »,
montrant par là, que s'il n'était ni l'un ni l'autre,
il était du moins un esprit fin.
D'autres fois, je m'esclaffais :
– Bosser baiser bouffer ...
je sens que je vais finir par craquer
à parcourir en tout sens cette théorie des activités en B.
D'ailleurs Chateaubriand le dit bien dans ses Mémoires :
« Par quel miracle, l'homme consent-il à faire tout ce qu'il fait sur cette terre ; lui qui est mortel ? »
Le seul véritable héros moderne
est un héros dépressif. Celui qui
combat sans discontinuer ses propres dragons.
Un héros hors du temps – mais comme ils le sont tous
Et l'âne me reprenait :
– Ta femme est délicieuse, ne pourrais-tu pas
plutôt songer à lui faire une vie en mieux.
Aussitôt mes amis m'enjoignaient de le faire taire,
mais moi qui savais le pourquoi
de son propos vu qu'il avait de la tendresse pour ma femme
et qu'il la guignait avec son œil malade et sa longue queue,
je n'aurais pas aimé agir ainsi.
Sans doute avait-il raison ?
Et puis – allez donc faire taire un âne
quand l'envie le prend de braire.
Souvent pour le rassurer, je lui disais :
– Vois-tu mon âne, un jour peut-être
mes conflits intérieurs prendront une valeur objective.
Plus uniquement cette ridicule subjectivité
en butte au monde extérieur.
Ils seront soudain le lot commun d'une humanité toute entière.
Alors tu verras, tout sera bien.
Et l'âne, se taisait ne sachant trop que dire.
"Dialogues avec l'âne (fantaisie dépressive)" est extrait du "Le désir en toutes lettres", Christophe Eloy, 2013