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éloge de la mollesse
Articles récents

La Libre création

1 Décembre 2014 , Rédigé par éloge de la mollesse Publié dans #L'instant qui vient

Photo - Gérard Dubois  - L'invention d'un jeu

Photo - Gérard Dubois - L'invention d'un jeu

 

 

Lorsque tu cherches à sortir du bois, il n’est pas rare qu’on te fasse comprendre que tu devrais plutôt y rester.

  Paul Maurice

 

Je suis pour la Libre création. Et à écouter ou à lire la multitude qui fait profession de censeurs, le mot Libre n’est pas un vain mot, on doit l’entendre au sens fort.

S’il fallait suivre tous leurs diktats, ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire, même la tête d’une épingle serait un espace trop vaste pour laisser passer la moindre création.

 

Un diktat parmi tant d’autres : « Tous les écrivains doivent être apocalyptiques ! » 

 

Il y a bien sûr le très rabâché : «  On ne fait pas de la bonne littérature avec de bons sentiments ». À dire sur un ton qui implique qu'à ce jour, il n'existe aucune contre- proposition connue à cette assertion. Mais si malgré tout, on interroge :
― Ah bon ! Mais pourquoi ?
― Parce que.

    ― D'accord.

 

Dans un ordre d'idée un peu similaire, on peut entendre aussi :
 Il n'y a qu'un seul genre de roman à écrire ; le roman crépusculaire. Oui, vraiment crépusculaaaaire. Un roman qui dit la fin d’une époque et où la mort rôde dans chaque page.
 Ah oui, un roman crépusculaire, c'est chic. J'aimerais beaucoup écrire ce genre de roman. Seulement voilà, je me sais incapable d'éprouver sur une longue période un désespoir noir, un désespoir fondateur, vraiment artiste.
Il suffit d'un rien pour me mettre de bonne humeur.
 Ah non, la bonne humeur, non !

 

Ou encore :
 Il y a beaucoup de « je » dans ce que vous écrivez, je, je, je, on n'entend que ça.
 Et alors « je », c'est pas bien ?
 Ah bien non, « je » enfin !

 

Il y a d'autres impératifs auxquels il faudrait également répondre :

 J'ai revu dernièrement un film de Visconti, et bien, quarante ans après, il n'y a rien à changer. Et vous, dans quarante ans, pensez-vous que ce que vous écrivez tiendra encore la route ?
 Oufa, quarante ans, c'est long. Et puis vous savez, tout le monde ne s'appelle pas Visconti.
 C'est bien là le problème.
 C'est sûr.

 

  • Une création idéale devrait donc s'inscrire dans la durée ; ce serait mieux si avec le temps elle ne prenait pas de rides, mais elle devra être aussi l'origine d'une rupture, apparaître à partir de rien de connu jusqu'à elle. Ainsi elle sera à elle-même sa propre tradition, mais une tradition qui ne pourra être partagée avec personne d'autre, puisque règne le diktat suprême, le très définitif, sans appel, et très moderniste : « on a déjà vu, déjà lu, déjà entendu ça cent fois », si bien que l'unique compétence consiste, pour beaucoup de ces censeurs à être capable d'évaluer le degré de nouveauté de la création en question. Et du coup, c'est la légitimité de l'apparition d'une quelconque tradition (collective, cette fois) qui est refusée.

  •  

  • Une dernière objection, une très redoutable peut également surgir. Un ami, il n'y a pas très longtemps, l'a formulée après m'avoir lu. Il m'a demandé : " Je voudrais savoir où tu veux en venir ? ".
    La question m'a pris de court. Bien évidemment. Ensuite, j'ai réfléchi, et je me suis lancé : " Je voudrais, qu'en me lisant, le lecteur se réconcilie avec le monde, peut-être un court instant, juste le temps de la lecture, peut-être le reste de sa vie ! Bien sûr, la tâche semble immense, tant les gens sont à cran, semblent fachés avec lui. Mais bon, au moins, j'aurai essayé. "

 
 
  •       Mais qu’est-ce que tu nous faire

          A quoi tu racontes 

  •      Pourquoi tu dire tout ça ?

 

 

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« Faut arrêter ! »

1 Décembre 2014 , Rédigé par éloge de la mollesse Publié dans #L'humeur des jours

 

« Faut arrêter ! » Combien de fois est-elle parvenue jusqu’à mes oreilles cette injonction quasi-perfomative par laquelle un locuteur, animé d’une juste colère, entend faire cesser, séance tenante, et semble-t-il par la force de sa seule parole, toute la gabegie, le gaspillage du monde, et d’une façon plus générale, tous les défis quotidiens aux simples lois du bon sens.

Mais avec toutes mes années accumulées, je dois bien constater que ça n’a jamais commencé, même un tout petit peu, à s’arrêter. Par contre, en tous lieux, en toutes circonstances, on n’arrête jamais de dire « Faut arrêter » !

On devrait en tirer des conclusions.

 

 

 

photo - Gérard Dubois - Pour des gens encore à venir

photo - Gérard Dubois - Pour des gens encore à venir

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La pédagogie californienne

30 Décembre 2013 , Rédigé par éloge de la mollesse Publié dans #L'individu et la société

Paroles d'enfant : "Non, je ne retournerai pas à l'école, parce qu'à l'école, on m'apprend des choses que je ne sais pas !"

Paroles d'enfant : "Non, je ne retournerai pas à l'école, parce qu'à l'école, on m'apprend des choses que je ne sais pas !"

 

La pédagogie californienne par Laurence A. Rickels.

L'auteur en donne un court résumé : "Donnez-leur ce qu'ils savent déjà et laissez-les tranquilles, satisfaits d'eux-mêmes."

 L'important me semble être sur le dernier point. Surtout qu'ils soient satisfaits d'eux-mêmes. Il faudra y revenir. Pour la pédagogie californienne, il y a l’acceptation que les savoirs non-sus de l’élève sont illégitimes. C’est bien parce qu’il ne peut pas apprendre ce qu’il ne sait pas qu’il faut lui apprendre ce qu’il sait déjà. De tout temps, cela a toujours été une évidence pour celui-ci. C’est un combat qu’il a dû mener sur des générations et des générations. Seulement voilà, maintenant, c’est acté, entériné par la pédagogie californienne.

 Ainsi, il y a une théorie assez répandue chez les élèves qui fait d”Emile Zola, le chef de file de l’école naturiste. Voilà une excellent champ où la pédagogie californienne peut s’appliquer parce qu’on voit bien que les éléves savent tout sans qu’il soit nécessaire de leur en apprendre davantage. Pourquoi remettre en cause leur savoir pour une seule et malheureuse petite syllable ?

Ne sommes-nous pas en présence d’une connaissance de nature analogique qui se suffit à elle-même et qui apporte à l’élève ce contentement de ne jamais être dans l’ignorance, quelles que soient les circonstances. Et c’est là, il faut le répéter, l’essentiel.

 

Désormais, les professeurs se plaignent des copier/coller qu’ils trouvent en grand nombre dans les devoirs de leurs élèves ou de leurs étudiants. Mais celui-ci n’est-il pas un autre champ d’application de la pédagogie californienne puisqu’il permet d’intégrer en douceur, dans l’univers de l’élève, les connaissances externes, non-sues, (car malgré tout, il en reste quelques unes). De ce point de vue, le copier/coller est tout à fait légitime, et surtout, un rouage déterminant de cette pédagogie du Nouveau Monde.

Quoiqu’il en soit, et d’une façon plus générale, dans le copier/coller des travaux estudiantins, c’est le bachotage éternel qu’on retrouve, et qui a toujours été la réponse adéquate à ce besoin universel (bien au-delà de la simple Californie, donc) d’avoir à éviter de réfléchir. Cet “avoir à éviter de réfléchir” est d’ailleurs un phénomène tellement massif qu’il faut bien le considérer comme une composante essentielle de l’intelligence. Lacan parlait de ce désir d'ignorance comme d'une véritable passion de l'être, qu'on pourrait même considérer, pourquoi pas, comme un marqueur spécifique du genre humain.

 

Finalement, toutes ces interrogations ne se résument-elles pas en une seule question ? Est-ce que d’une génération à l’autre, il y a toujours de l’intelligence, de l’humaine intelligence qui se transmet, ou bien un fossé, un “gap” irréversible ne serait-il pas en train de se former ?

Et alors surgi cette hypothèse fantasmatique, propre à une certaine modernité, qui crée du nouveau à chaque instant; nous autres, génération engendrante, ne serions-nous pas coupables d’être celle  en train d’engendrer sa propre fin ?

 

il y a, me semble-t-il, un certain rapport entre ce texte publié dans Rue89 et la pédagogie californienne : 

Chers parents d’élèves, vous nous emmerdez

 

Et aussi cette contribution d'Australie :

Beatrice Stotzer Dreyssé Comment enseigner quoi que ce soit s'il n'y pas de soif de savoir, si les élèves sont déjà abreuvés? -->par facebook   . En fait , et si cela peut ajouter une pierre à ton édifice, en ce qui concerne les élèves du lycée où Peter travaille, c'est la même chose: il vaut mieux leur répéter ce qu'ils savent déjà ou bien...à la limite, leur raconter des anecdotes sur ta vie sentimentale. En plus, ici, en Australie, les cours de grammaire ont été bannis depuis presque 3 décades, donc il ne faut pas s'attendre à des miracles à l'écrit. Et les bureaucrates de l'éducation, qui ne mettent jamais les pieds en classe, inventent (ou plutôt recyclent) constamment des règles débiles pour rendre la vie des profs encore plus difficile- comme si ce n'était pas suffisant de servir de pion, de policier, de conseiller, d'accompagnateur et j'en passe. Résultat: plus personne ne veut devenir prof, et le niveau d'entrée (notes au TEE) pour faire de études dans l'enseignement a dégringolé à moins que rien...Comme les universités, les lycées sont devenues des usines où le principal règne en maître suprême, où les anciens (qui coutent chers) sont souvent méprisés, et où diverses humiliations quotidiennes leur ont fait ravaler toute tendance vocationnelle...Sadly enough....C'est la survie.

La pédagogie australienne...mmm. Les profs, ici, sont traités comme des larbins. Les profs de langues, en plus, sont censés avoir des manifestations "multiculturelles" genre faire la cuisine, aller au cinoche sous-titré, au resto folklo, et emmener les minots à l'étranger pendant LEURS vacances scolaires. Ca en plus des "swimming Carnevale" à la piscine, faire la surveillance pendant le lunch time, prendre soin des élèves, de leur special form class, coacher des étudiants de l'université..etc. Peter, cette année a de nouveau une élève qui est aveugle, et en plus assez sourde et muette...il doit courir pour faire brailler ses cours d'indonésien. Là, on est vraiment entré dans  l'âge de Kali, l'ère de l'apocalyspe !!!! 

 

     

     Ou encore cet extrait de la condition historique de Marcel Gauchet :

Sommes-nous entrés, depuis déjà un certain temps et à l'insu de notre plein gré, dans une période d'hyper-indivualisation et l'éducation en serait un signe manifeste ?

L'élargissement de la dimension d'indépendance individuelle aux dépens de la dimension du gouvernement en commun ébranle les équilibres que les institutions étaient parvenues tant bien que mal à trouver. L'éducation en offre un exemple frappant. La démocratie libérale « classique » , si j'ose dire, avait connu une de ses plus belles réussites sur ce terrain grâce au compromis (..) entre l'autorité de l'institution, la confiance dans les savoirs et l'ouverture pédagogique. Ce compromis s'est défait.
Les moyens d'hier apparaissent comme irrémédiablement archaïques, oppressifs et inadéquats au regard des impératifs de l'individu nouveau, pour lequel la liberté doit être autant au départ qu'à l'arrivée. Cet individu nouveau pose à cet égard un énorme problème. Ce n'est pas qu'il refuse l'éducation. Il aspire au contraire à être formé, afin d'être en mesure de s'orienter lui-même dans le monde qui lui est assigné. Il n'en est pas moins tendanciellement inéducable. Une chose est de demander de l'éducation, autre chose est d'être capable de la recevoir. A toute entrée dans un savoir transmissible, donc formalisé, anonyme, collectif, l'individu contemporain oppose les réquisitoires de sa singularité. « Et moi là-dedans ? » demande-t-il. Quel sens peut-il y avoir à apprendre cela ? Et pas quel sens en général, quel sens pour moi. Ceux qui croient qu'il est possible de répondre à une telle demande se promettent à d'intéressantes aventures ! (Cf. nos ministres successifs de l'Éducnat. Et leurs toujours si intéressantes réformes pour toujours plus de savoirs individualisés) . Comme si d'avance l'individu pouvait savoir ce qu'il veut apprendre. (Ah mais là, c'est une allusion directe à ma toujours très chère pédagogie californienne). Apprendre, c'est précisément se soumettre au décentrement, entrer dans quelque chose qui n'est pour vous que pour autant qu'elle vaut pour n'importe qui d'autre. C'est cette extériorité impersonnelle de la méthode qui tend à être refusée. Il ne faut pas se cacher l'affrontement avec l'impossible qui est en jeu sur le front éducatif. (« Allez, on remonte au front », comme on entend dire souvent dans les salles de professeurs, à la fin de la récré lorsque la sonnerie retentit).

Marcel Gauchet, la condition historique, 2003, folio essais, (p.424-425)


 

 

 

 

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Caractère et personnalité

29 Décembre 2013 , Rédigé par éloge de la mollesse Publié dans #Obsessionnels et hystériques

 

 Le caractère, c'est notre puissance d'exister et d'agir. C'est une donnée qui s'inscrit en nous dès la plus petite enfance. Le caractère est régi par des lois d'intensification et d'affaiblissement. C'est une force qui mesure un écart et à l'intérieur de cet écart, elle est quasi-immuable. Sauf accident, difficile de monter plus haut, difficile de descendre plus bas Dans ce sens elle ne subirait que d'infimes variations tout au long de l'existence. On peut voir qu'avec le caractère, la vie est une succession de lignes brisées, une répétition, un enfermement.

  La personnalité, au contraire, serait mouvante. Ce serait une capacité à s'adapter, à se transformer, à passer d'un état à un autre, à franchir les étapes de la vie. Elle serait régie par un principe de conservation à la fois adaptative et améliorative, dans ce sens qu'elle serait cette propriété capable de produire du neuf, de l'inédit, et peut-être même de l'indéterminé.

   Ainsi l'homme d'âge mûr, transformé par sa personnalité, ne se reconnaît pas toujours facilement dans le jeune homme qu'il a été, même si l'énergie qu'il déployait alors ne lui est jamais étrangère.

   On tiendrait le caractère du père et la personnalité de la mère. Je ne sais pas pourquoi, j'ai tendance à prendre ces idées au sérieux. J'ajouterai que l'on rencontre, il suffit de regarder autour de soi, des gens qui ont, par exemple, du caractère mais pas de personnalité, d'autres de la personnalité mais sans caractère. Assez rarement du caractère et également de la personnalité et, enfin, on les plaint, des êtres dénués de caractère mais aussi de personnalité.

  Il faut ajouter qu'en fonction des cultures, des sociétés, des groupes humains, l'une ou l'autre de ces propriétés est privilégiée.

 

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Éloge du mou

28 Décembre 2013 , Rédigé par éloge de la mollesse Publié dans #De la mollesse, #Obsessionnels et hystériques

Ronds et angles - Gorgone, le monstre à combattre - photos Françoise Manse
Ronds et angles - Gorgone, le monstre à combattre - photos Françoise Manse
Ronds et angles - Gorgone, le monstre à combattre - photos Françoise Manse

Ronds et angles - Gorgone, le monstre à combattre - photos Françoise Manse

Octobre 2011
 

Du dur et du  mou

Et si la France se préparait à élire à la Présidence de la République, un mou ?Le qualificatif est venu de son propre camp. On peut s’attendre à ce qu’il soit repris par le camp adverse avec la légèreté coutumière.

En ce qui concerne cette dialectique du dur et du mou, j’ai quelques images en tête. Celles d’abord de G.I’s débarquant sur le territoire français en mâchant du chewing-gum, et en offrant aux populations libérées qui les acclamaient. Eux, trônaient dans des jeeps, sur des chars, et par cette simple mastication, ils semblaient délivrer à la vieille Europe le message d’une décontraction possible. A l’opposé, ces images de soldats allemands  qui défilaient, implacablement rigides, au pas de l’oie.
On se souvient de quel côté furent les vainqueurs ?
 

L’accusation de gauche molle remonte à loin chez les tenants de la gauche dure, de la vraie gauche , celle qui voudrait mener une vraie politique de gauche.
Elle enferme en elle un idéal de pureté de nature religieuse, donc une pensée qui suffirait à la dater, si l’on ne savait depuis un certain temps déjà, que le religieux n’en finit pas de resurgir dans le politique.
La gauche dure a le monopole de la gauche. Il faut le savoir. A tel point que si la gauche molle est au pouvoir, elle est toute étonnée que celle-ci n’applique pas sa vraie politique de gauche. Pourtant ce n’est pas elle que les électeurs placent au pouvoir.
Et s’il n’y avait pas qu’une seule façon d’être de gauche.
 

Il y a, bien sûr, derrière l’accusation de mollesse, une connotation de type sexuel qui n’échappe à personne. Que cette accusation soit agitée par une femme ne rehausse pas celle-ci, à mes yeux, d’un prestige considérable. Mais c’est un détail, passons.
Aussi puisqu’il est question de sexe, il ne faudrait pas oublier que son érection est un phénomène négentropique (c’est à dire avec un maximum d’ordre) qui n’a pas vocation à s’inscrire dans la durée. Une traduction sur le plan politique de cette débandade (par nature entropique), ce seraient ces leaders conquérants qui s’emparent du pouvoir, parce qu’ils « en ont », parce qu’ils sauront prendre les décisions qui s’imposent, et qui terminent leur mandat dans une ambiance de fin de règne, dans un vide étrange, dans l’inanité des mesures prises, lorsque tout a été fait et son contraire, que les décisions s’annulent dans leur inefficacité symétrique, et qu’à la va-vite, on en bricole encore quelques unes pour essayer, malgré tout, de laisser une trace.
La présidence encore en place ne me semble pas exempte de ce ramollissement coupable.
 

Le caractère et la personnalité

Il faudrait être fatigué de ces leaders soi-disant charismatiques et penser que la démocratie devrait être plus exigeante avec les hommes politiques agitant cette tautologie devant le peuple : «  Votez pour moi, parce que c’est moi. ».
La démocratie ne contient-elle pas en elle le dépassement de ces chefs qui prétendent conduire les masses comme on conduit un char. Ne portent-ils pas en eux une nostalgie de la dictature et son impossibilité, un désir refoulé au cœur même de la démocratie. Ils renvoient à une pensée archaïque : celle de la horde primitive et de son chef dont il paraît que Freud voyait revenir avec bonheur, le modèle dans la personne de Mussolini.
Mais la droite voudrait se condamner à ce type de leader. Elle qui survalorise encore et toujours le caractère, la force de caractère pour l’exercice du pouvoir.
Avec le caractère, le problème est qu’il forge un modèle unique. Il peut se reproduire à l’infini d’individus en individus, il est donc infiniment monotone. Pour un individu donné, c’est une mécanique qui ne tire sa force que d’elle-même. Elle s’auto-alimente, mais sur le modèle du sexe dur, elle s’épuise aussi.

 

Qu’on observe l’homme politique de droite à la retraite. Il a tôt fait de montrer que maintenant débarrassé de sa carapace, il y a un cœur qui bat. Un autre rapport au monde est possible pour lui. Il a aussi de l’humour, de l’esprit, il est aussi un homme de culture. (Sur ce dernier point, ce sera difficile pour  l’actuel président, s’il était battu. A voir).
Bref, il a une personnalité. Et il montre qu’avoir une personnalité n’est pas l’apanage de l’homme de gauche, mais durant sa carrière politique, il a su la mettre sous le boisseau, et c’est sa supériorité sur celui-ci. Il a été capable de la sacrifier.

 

De l’autre côté de l’échiquier, l’homme de gauche vieillissant se voit doter d’une sur-personnalité qui prend la figure du sage de la République. Un sage qu’on écoute…  plus ou moins. Enfin qu’on est censé écouter.
Si l’on doute que la personnalité soit l’apanage de l’homme de gauche, on peut se souvenir que la France a, pendant des années, à la fois stupéfaite et fascinée, suivi les méandres de la riche et complexe de son, à ce jour, unique président de gauche.
Ce qui s’est dévoilé peu à peu, c’est bel et bien une personnalité (oh combien singulière) ; alors que le caractère, lui, s’expose immédiatement, dès le premier regard. Il se suffit à lui-même. Le caractère implique une personnalité transparente, il n’y a rien qu’il puisse cacher. C’est la morale de l’homme de droite.
Mais il agit aussi comme une prison. A vouloir en sortir, l’homme politique de droite risque gros. Tout simplement de déroger à son camp. Il se brûlerait les ailes. On a connu au début de l’actuel quinquennat, un sarkoziste de la première heure qui ne fut jamais ministre parce qu’il était capable, disait-on, de risquer sa carrière pour un bon mot.
Et c’est ce qui s’est passé. Lorsqu’il fut question d’ouverture, il déclara, un rien provocateur, que l’ouverture, ce pouvait être aussi l’ouverture aux sarkozistes. En haut lieu, on n’apprécia pas cet humour et donc on décida que non.
 

On commence à voir l’homme de droite tel qu’il est, le caractère lui impose un mode. Celui de l’affrontement au monde, avec un rapport dialectique entre les deux termes – caractère ou personnalité – qui sera d’exclusion réciproque. Ce sera ou bien l’un, ou bien l’autre, par exemple, à différentes époques de sa vie.
La personnalité donne à l’homme de gauche, tel que je me le représente, une capacité à se mouvoir dans le monde, avec mollesse pourquoi pas, avec plus de fluidité, très certainement. Si la personnalité est première, elle entre dans un rapport dialectique avec le caractère qui n’est pas exclusif mais au contraire inclusif. C’est une personnalité qui fabrique son caractère, celui-ci n’est pas donné.
D’ailleurs, si je peux avoir de l’admiration, pour ce qu’on appelle « un caractère bien trempé », j’accorde plus de valeur à une qualité proche de celui-ci, à savoir la ténacité. La ténacité me semble la qualité adéquate d’une « forte personnalité », son bras armé idéal. Toutes les deux – personnalité et ténacité – évoluant sur deux lignes parallèles du temps.

L’entrée récente des femmes en politique vient très certainement brouiller ce clivage. Une femme est tenue de se structurer autour d’une personnalité. Lorsqu’elle affiche un caractère, on a vite fait de lui reprocher de singer les hommes, de « se prendre pour un mec ». Et lorsqu’on souhaite donner plus de place aux femmes dans la vie politique, (objectif si difficile à réaliser), c’est bien avec l’espoir que leur entrée massive sur cette scène contribuerait à atténuer les effets négatifs du caractère sur celle-ci.
 

Le chevalier

Maintenant, on peut se demander vers quelles figures historiques ou imaginaires se tournent les hommes de droite ou de gauche pour mener leur action politique. Quels sont les modèles qui les déterminent ?
C’est la figure du chevalier qui m’apparaît nettement pour l’homme de droite. Il est notre moderne chevalier de la Table ronde. Comme pour son modèle, un événement est survenu qui a introduit un déséquilibre. Armé de pieds en cape par son caractère, il entre dans l’arène politique affronter les adversaires.
Dans une forêt ou dans la plaine, à un croisement, près d’une fontaine, il combat monstres, dragons et géants en tout genre, les taille en pièce et restaure l’harmonie céleste.
Désormais, c’est le corps social, monstre protéiforme, que notre moderne chevalier découpe en morceaux. Celui-ci assiste à son démembrement sans être certain pour autant que ce soit pour son bien.
Ainsi va-t-il, le redresseur de tort, du déséquilibre à l’équilibre, du désordre à l’ordre. C’est un schéma de pensée qu’on peut trouver un peu court. D’ailleurs, n’y a-t-il ce sentiment souvent éprouvé avec l’antique chevalier comme avec le moderne. Ils manquent d’arrière-plan. Ils sont justement tout d’une pièce.
Il faut aimer, bien sûr, les romans de Chrétien de Troyes mais sans oublier que le Don Quichotte se termine par un autodafé de ces romans de chevalerie. Le geste est cruel – brûler des livres – mais il est aussi symbolique. Il exprime la nécessité d’une nouvelle étape dans l’appréhension du monde.
 

Le mondain

En ce qui concerne l’homme de gauche, j’avancerai de quelques siècles (jusqu’au 18ème) pour trouver sa figure. Ce sera celle du mondain.
Non pas celui qui fréquente le grand monde mais plutôt celui qui choisit le monde contre le ciel. Même si les deux emplois sont dans un certain rapport.
Le mondain, c’est Voltaire qui en parle le mieux, dans son célèbre poème du même nom :
 

5   Moi je rends grâce à la nature sage
         Qui, pour mon bien, m'a fait naître en cet âge
         Tant décrié par nos tristes frondeurs :
         Ce temps profane est tout fait pour mes moeurs.
         J'aime le luxe, et même la mollesse,
   10 Tous les plaisirs, les arts de toute espèce,
        La propreté, le goût, les ornement.
        Tout honnête homme a de tels sentiments.

     
Et le dernier vers qui est programmatif  (à répéter le plus souvent possible, tant il tire à conséquence) :

     Le paradis terrestre est là où je vis.

C’est une adhésion sensible, pleine et entière au monde où il vit, un oui franc et massif sans retour possible vers un âge d’or ou un paradis perdu. D’ailleurs dans ce paradis, Adam et Eve n’avaient-ils pas :

 51 Les ongles longs, un peu noirs et crasseux.

Aucun équilibre à restaurer donc, aucun ordre à retrouver, mais une adhésion active, dans le même temps, puissance de transformation qui impose ses principes.

La mollesse est centrale, on le remarque, pour le mondain :

 9  J’aime le luxe et même la mollesse,

Elle peut être statique, mais on la retrouve aussi dans le mouvement :

         Mais du logis j'entends sortir le maître :
         Un char commode, avec grâces orné,
         Par deux chevaux rapidement traîné,
         Paraît aux yeux une maison roulante,
  85   Moitié dorée, et moitié transparente :
         Nonchalamment je l'y vois promené ;
         De deux ressorts la liante souplesse
         Sur le pavé le porte avec mollesse .

Alors que dans leur maudit paradis, Adam et Eve :

     “Les repas fait eh bien ils dorment à la dure”
 

Cette mollesse est fluidité, souplesse, qui épouse parfaitement le continuum du temps, et qu’elle transforme en un temps profane. A l’opposé de ce temps religieux, qu’ils chérissent tant aussi bien sur la  droite que sur la gauche et qui n’est fait que de cahot, tressaut, rupture et bond en avant.
Nos modernes automobiles qui amortissent le moindre choc tout en roulant sur un macadam lisse ne sont-elles pas autre chose que la prolongation de la vision voltairienne ? La mollesse ne devrait-elle pas introduire à un monde moderne bien compris. On est loin du compte.

 C’est décidé, ma voix ne se portera jamais plus sur un candidat ou une candidate qui ne m’inspire pas un tendre sentiment de mollesse. 

 

 

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Les philosophes anciens (I) vus par...

27 Décembre 2013 , Rédigé par elogedelamollesse Publié dans #De la mollesse

Photos Françoise Manse - Pieds stoïciens et sandales épicuriennesPhotos Françoise Manse - Pieds stoïciens et sandales épicuriennes

Photos Françoise Manse - Pieds stoïciens et sandales épicuriennes

éloge de la mollesse.

 

Le plaisir

   L'épicurien prône un désengagement faute de mieux. Avec ce monde-ci, pas moyen de faire autrement. Il a compris qu'il doit d'abord s'en déprendre pour ensuite y revenir. Mais il n'a pas vocation à se tenir à l'écart des affaires publiques en se réfugiant dans son jardin pour toute l'éternité, même si le temps qu'il faudra pour qu'il revienne ne compte pas.

   Il ne craint pas l'exclusion de la sphère sociale parce qu'il sait que l'homme est un animal social et même si cette crainte le saisissait, le risque est inexistant.

  Au contraire d'autres philosophes anciens, il n'a pas besoin d'un système de pensée pour construire la société. Sa doctrine se veut avant tout un remède contre la peur et l'hystérie généralisée. Il retrouve cette confiance immédiate et nécessaire dans l'homme par laquelle la société se fonde sur le plaisir et non pas sur un artefact comme la vertu stoïcienne.

  La vertu est, en effet, la clef de voûte de la morale stoïcienne. Il y a une physique qui la fonde. C'est une théorie de l'éternel retour où le monde revient toujours à l'identique dans les moindres détails. L'homme vertueux est celui qui sait se satisfaire, entre les quatre murs de la prison du monde, d'infimes variations. Jour après jour, dans des changements de point de vue incessants, il trouve sa liberté. C'est une pensée de la répétition et de comment se bien comporter dans cette répétition. C'est le volontarisme stoïcien qui est aussi un héroïsme.

  On peut penser à Nietzsche, un grand théoricien de l'Eternel Retour qui disait : " Le principal obstacle à ma théorie de l'Eternel Retour, c'est ma soeur". Et c'est vrai, elle fut si terrifiante, sa soeur, qu'elle bloquait à jamais le moindre déplacement d'un point de vue sur elle. Il faut effectivement produire un oui énorme, ce oui nietzschéen, pour accepter la contrainte de l'Eternel Retour. Un  ∞ui qui ne peut être qu'un cri effaré. 

  Avec la physique épicurienne, on se débarrasse à bon compte de cette problématique de l'enfermement et de son acceptation. Il y a des destructions et des renaissances de mondes à l'infini, jamais les mêmes. Il suffirait alors d'être attentif à la formation de ces agrégats de matière auprès desquels s'éprouverait le simple plaisir de vivre.

  Notre épicurien évolue dans un monde horizontal. Continuité de l'espace social. Continuum temporel. Une réalité que chacun pressant sous ses pas à chaque instant (oui le sol est ainsi fait) sans qu'elle advienne jamais. "Un soir d'épaules nues" toujours espéré. A l'opposé du stoïcien qui a l'obsession de la verticalité. C'est le fantasme qui le possède et lui fait instrumentaliser l'espace social. Le plaisir simple de faire  et d'être ensemble lui est étranger. Il est même un obstacle à ses buts héroïques et transcendants. 

  En définitive, le stoïcien, qui fait tout ce qui est en son pouvoir pour occuper le devant de la scène parce qu'il doit échapper à l'enfermement de l'éternel retour, façonne un monde âpre et rugueux que l'épicurien regarde de loin; à sa manière, avec une ironie teintée d'amertume, en sachant que s'il s'engageait dans ce monde qui n'est pas le sien, il s'y perdrait.

   La distance est grande entre ces deux mondes. Et si on met l'un en regard de l'autre, la contrainte stoïcienne apparaît ridicule et sans objet, elle, pourtant si obstinément pesante.

 

******

L'éternel retour, chez Nietzsche est seulement la mesure qui convient au désir que chacun a pour sa propre vie. La seule question qu'il pose est : le désir que tu as pour ta propre vie est-il assez fort pour en souhaiter le retour pour l'éternité ? 
Rien à voir donc avec des idées réincarnationistes ou d'autres choses du genre.
Voici le texte principal qu'il a écrit à ce sujet:


« Et si un jour ou une nuit, un démon se glissait furtivement dans ta plus solitaire solitude et te disait : « Cette vie, telle que tu la vis et l’a vécue, il te faudra la vivre encore une fois et encore d’innombrables fois ; et elle ne comportera rien de nouveau, au contraire, chaque douleur et chaque plaisir et chaque pensée et soupir et tout ce qu’il y a dans ta vie d’indiciblement petit et grand doit pour toi revenir, et tout suivant la même succession et le même enchaînement – et également cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et également cet instant et moi-même. Un éternel sablier de l’existence est sans cesse renversé, et toi avec lui, poussière des poussières ! » – Ne te jetterais-tu pas par terre en grinçant des dents et en maudissant le démon qui parla ainsi ? Ou bien as-tu vécu une fois un instant formidable où tu lui répondrais : « Tu es un dieu et jamais je n’entendis rien de plus divin ! » Si cette pensée s’emparait de toi, elle te métamorphoserait, toi, tel que tu es, et, peut-être, t’écraserait ; la question, posée à propos de tout et de chaque chose, « veux-tu ceci encore une fois et encore d’innombrables fois ? » ferait peser sur ton agir le poids le plus lourd ! Ou combien te faudrait-il aimer et toi-même et la vie pour ne plus aspirer à rien d’autre qu’à donner cette approbation et apposer ce sceau ultime et éternel ? »

Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir (1882-1887), trad. P. Wotling, Flammarion, coll. «GF», 2e éd. 2000, p. 279-280.

 

 

 

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Les philosophes anciens (II) vus par ...

26 Décembre 2013 , Rédigé par elogedelamollesse Publié dans #De la mollesse

Paul Gauguin et Leyyoki - Les chaises, se tenir en lisière.Paul Gauguin et Leyyoki - Les chaises, se tenir en lisière.

Paul Gauguin et Leyyoki - Les chaises, se tenir en lisière.

 éloge de la mollesse.

                                                                               La vie ressemble à un conte ; ce qui

                                                                               importe, ce n'est pas sa longueur mais

                                                                               sa valeur.

                                                                                                                  Sénèque

 

  Le complot.

  Il y a un vaste complot stoïco-christianique qui enserre nos consciences depuis des millénaires et qu'il convient de dénoncer avec la plus vive énergie. Après bien d'autres, j'entends faire entendre ma voix dans cette dénonciation.

  Par exemple, je trouve une trace du complot dans une homélie (la Vème) de Saint Jean Chrysostome dans laquelle il loue la vertu de Paul et invite le pauvre à imiter le treizième apôtre : " Est-ce que Paul n'était pas mortel ? Est-ce que ce n'était pas un homme vulgaire? Un pauvre, qui, chaque jour, gagnait sa vie du travail de ses mains ? Son corps n'était-il pas assujetti à toutes les nécessités de la nature ? Quel obstacle l'a empêché de devenir ce qu'il a été ? aucun. Donc, que nul pauvre ne se décourage; que nul ne s'irrite de son obscurité, ne s'afflige de la bassesse de son état; les plaintes ne conviennent qu'aux mous, qu'aux énervés. La mollesse, voilà le seul obstacle à la vertu; supprimez la corruption de l'âme, la mollesse du caractère, le reste n'est rien. C'est ce que nous fait voir ce bienheureux, qui nous rassemble en ce moment." 

  Où l'on voit que l'emprunt des chrétiens aux stoïciens est important, ils leur prennent leur vertu. Mais dans ces premiers temps du christianisme, il s'agissait de se couler dans le courant dominant pour être entendu des contemporains.

  Ainsi la vertu du pauvre n'est pas d'accepter sa pauvreté, mais tout comme le stoïcien vertueux, qui entre les murs de sa prison fait varier les points de vue et trouve sa liberté, le pauvre s'éprouvera en portant un regard autre sur son état. Il ne devra pas se décourager, s'irriter de son obscurité, s'affliger de sa bassesse.

  Si le stoïcisme est une pensée de la répétition et du comment se bien comporter dans cette répétition, stoïcisme et christianisme convergent pour penser l'enfermement et l'extraction des corps et des âmes. Encore n'était-on pas obligé de les placer au fond du puits.

  Le pauvre doit produire un écart entre son état et la conscience qu'il a de son état. C'est dans cet écart qu'il montre à la fois son acceptation du monde, son élévation et sa valeur. Mais l'un et l'autre ne sont rien d'autre qu'un forçage. Et un mensonge qu'il se fait à lui-même et dans lequel il se perd.

  La plainte, elle-même, est proscrite. La douce plainte, ce réconfort. Ce soupir de vérité qui ne fait que constater la démesure entre les forces qui écrasent et celui qui est écrasé. À bannir.

 

   Enfin vient l'attaque frontale et répétée contre la mollesse, et ici "éloge de la mollesse" rencontre ses véritables adversaires : "Les plaintes ne conviennent qu'aux mous, la mollesse, voilà le seul  obstacle à la vertu. Supprimez la mollesse du caractère, le reste n'est rien". Il me semblait bien, intuitivement, que mon éloge paradoxal, se situait d'emblée au coeur du débat civilisationnel. Désormais, j'en ai la preuve textuelle. Et c'est maintenant que le combat s'engage ; qu'il se gagne ou se perd.

  C'est que la clique stoïco-christianique et leurs continuateurs (la persistance millénaire des vertueux !) a toujours su que la mollesse proposait un autre rapport au monde, un autre mode d'existence, et avec elle se constituait la seule véritable alternative. Il s'est donc agi de dissimuler ce choix en dépréciant l'un des termes. Pour eux, il y a aura grand danger lorsque ce choix s'ouvrira.

  D'autant plus que leur position est faible. L'épuisement entropique guette. Ce forçage toujours toujours recommencé dans une société qui du matin jusqu'au soir montre ses dents. Le cycle infernal de l'effort et de la fatigue. Ce temps mécanique, fait de ruptures, renvoie nécessairement à un temps continu.

  Et la mollesse est une bonne introduction à ce continuum. Elle permet d'y adhérer au mieux comme le carrosse du mondain que Voltaire voit passer et dont les roues montés sur ressorts lui permettent de suivre son chemin sans heurt. 

Sénèque, au contraire (dans la citation initiale) pose une négativité sur "la longueur de la vie". Elle est ce qui importe peu. Alors que c'est aussi et surtout dans la durée que la vie peut offrir sa plénitude et sa puissance de création.

  Dans le champ des possibles du vertueux, la mollesse est le dernier point de vue qu'il pourrait se donner, son ultime liberté, qui serait aussi sa négation.

 

   Le temps de la mollesse reviendra, on peut en être assuré. N'a-t-il pas toujours été là, refoulé, discrédité ? Quand ? On ne sait pas. Pas dans longtemps, pas maintenant.

  De temps en temps, ils se mêlent à eux, mais le plus souvent, ils se tiennent en lisière, sur le bord, de l'autre côté du monde. Ils observent, un peu malgré eux, ceux du dedans, qui se débattent à plein dans les affaires du monde; et ce moment, où définitivement épuisés, ils déposeront les armes.

 

******

Une pensée toujours active dans l'Église. En voici un exemple avec cette Éloge de la rupture.    

J'en extrais un passage particulièrement parlant:

"La pensée doit être dure, pour la simple raison que la dureté est la seule alternative à la mollesse. La marque de l’esprit est d’être dur. Seule la dureté permet à la pensée de n’être pas modelée par la pression de l’événement mais de lui résister. Ce qui caractérise en définitive les discours des clercs, c’est qu’ils n’opèrent ni ne préconisent aucune rupture avec le désordre du monde. Alors que l’exigence spirituelle qui fonde la sagesse appelle à la rupture. Seule une éthique politique de rupture peut permettre de faire face aux défis de l’histoire. "

 

 

  

 
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Des histoires de surfeurs

25 Décembre 2013 , Rédigé par éloge de la mollesse Publié dans #Dans cette ville

Le surfeur - photo Gérard DuboisLe surfeur - photo Gérard Dubois

Le surfeur - photo Gérard Dubois

    Paroles dites, entendues et répétées

 

L'été dernier, ce fut le Maroc. A Mirlefth, petite cité balnéaire au sud d'Agadir, l'hôtel où j'étais descendu avait été envahi par une colonie de surfeurs qui occupait bruyamment la jolie petite cour intérieure autour de laquelle étaient disposées les chambrettes. Ils y déposaient  leurs longues planches et les combinaisons séchaient là au soleil comme des algues noires.

   D'ordinaire le surfeur moyen est grand. Il parle indifféremment plusieurs langues. Il est à l'aise avec ses congénères, même s'ils ne se connaissaient pas la minute précédente. La migration lui est un souci constant. Demain il sera parti, aujourd'hui il vient juste d'arriver. Un pied sur une vague, le deuxième est déjà à l'autre bout du continent. Mais ce qu'il y a d'admirable chez ces jeunes gens, c'est leur corps. Autant le dire, on ne rencontre pas dans leur confrérie d'individus tel que moi. Et ceci pour une question de peau, une simple  question de peau. Sur eux, on n'en voit pas du genre de celle que j'arbore depuis des décennies, laiteuse, crémeuse, blanchâtre, parsemée de taches de rousseur et, qui ne reçoit du soleil que des coups si bien que durant ces jours de chaleur, elle semble se grimer de plaques rougeâtres, étrangères, honteuses. Cette malformation, j'ose le mot, dès la tendre enfance a fait peser le poids d'une faute originelle sur ma peau et a complexifié mes rapports au monde lorsque "les beaux jours arrivent".

   D'ailleurs ce même été, une amie contemplant cette peau fautive ne m'avait-elle pas fait remarquer :" Tu ne dois pas être né sur la bonne planète !" C'était vrai, au départ je voulais Saturne, avais-je répondu finement. Et nous avions conclu ensemble à l'incompétence des parents.

  La peau du surfeur entretient des rapports tout différents, on l'aura compris, avec le soleil. Comme par magie, au premier jour de l'été, elle se bronze uniformément, de la plante des pieds (du gros orteil du pied) au sommet du crâne, pour mieux mettre en valeur, semble-t-il, en les faisant luire, de longs et forts muscles dorsaux, pectoraux, abdominaux, et d'autres encore.

   J'étais donc là, dans le même hôtel que ces surfeurs, avec ma peau laiteuse et rougeoyante, et une petite bedaine qui m'était venue, depuis le début de cette saison-çi, précisément. Autant dire que pour ces jeunes gens, j'étais transparent, l'homme invisible parfait, le type auquel on n'adresse même pas un regard, mais simplement parce qu'on ne le voit pas. J'arrivais certainement d'un Ringardland qui n'entretenait aucun rapport frontalier avec la Confédération des Spots qu'ils fréquentent habituellement. Et là, il me faut m'arrêter quelques lignes sur cette notion de Spot - concept-clé de l'univers surfique.

 

      Le Spot, c'est l'endroit, c'est le lieu, la place to be. Il y a un ensemble, un réseau, une constellation de points qui brillent à la surface du globe et que le surfeur, pour son initiation, se doit de rejoindre l'un après l'autre, ainsi le croyant de notre Moyen-Age ou encore celui de l'Inde d'aujourd'hui pélerine de lieux sacrés en lieux sacrés.

   Et c'est à partir de ce concept de Spot que l'on comprend pourquoi le surfeur se sent à ce point à l'aise là où il est. Il occupe un centre tout simplement, un centre du monde, et forcément ça détend les nerfs, cette certitude d'être là où l'on doit être.

   Quant à moi, c'est auréolé de ma nouvelle invisibilité que je pus surprendre la conversation d'un couple.

La petite amie du surfeur

La petite amie du surfeur

Le surfeur est plutôt d'un genre célibataire, le déplacement en couple n'est pas la règle, même s'il n'est pas rare. Dans quel but le fait-il ? On n'imagine pas que ce soit à des fins reproductives, plutôt copulatives et récréatives. Mais si les horaires de la marée le permettent, uniquement.

   Un couple, donc, s'entretenait non loin de mes oreilles. La jeune fille paraissait déprimée, fatiguée, elle n'avait envie de rien, de ne rien faire. Le garçon était ennuyé, il cherchait à lui redonner le goût des choses.

   Et là, merveille de la mémoire, me revenaient les propos lointains d'une autre jeune fille, qui à l'époque, petite amie de surfeur, ou plutôt petite amie en rupture de surfeur, racontait précisément le calvaire de "la petite amie du surfeur". C'est ainsi qu'elle se désignait, se résumait et finissait par se vivre. Elle s'appelait Céline ou Cécile, je ne sais plus, mais voilà ce qu'elle disait :"Il me traîne, été après été, de Malaisie en Californie, après c'est l'Indonésie et puis l'Australie, Acapulco, Rio de Janeiro, la Floride. Son unique obsession est d'aller faire mumuse avec la vavague. Moi, la petite amie, je n'ennuie, je dépéris, enfer et paradis deviennent indistincts, et je n'ai plus qu'une idée en tête - rentrer chez ma mère et laisser  mon petit ami à son spot inconfortable, à l'hygiène douteuse, dans un pays dont on ne connaîtra jamais plus qu'une longue bande de sable."

   J'avais donc recueilli, en l'espace de quelques années, et en partie grâce à mon invisibilité, deux témoignages concordants sur un mal-être contemporain - celui de la petite amie du surfeur - peu sociologiquement étudié à ce jour, mais ces quelques lignes sur ce sujet se voudraient une modeste contribution à une recherche encore à initier. Sinon quelle pourrait bien être leur utilité quand une certaine aisance dans l'écriture ne suffit pas à masquer le vide la pensée !

  Mais j'entends la voix de mon voisin et ami Jean qui occupera bientôt une place oh combien finale dans ce récit mais qui pour l'instant me fait remarquer  que j'extrapole toujours à partir de deux occurrences

- "Deux", dit-il souvent avec l'air scientifique de celui qui connaît les sciences, n'est pas un nombre statistiquement significatif.

   Peut-être mais il est pour moi intuitivement significatif. "Deux" est un signe, une piste, une trace qu'il y a quelque chose à chercher par là. L'Indien n'attend pas de tomber nez à nez avec son troupeau de bisons pour déclarer qu'il y a là un troupeau de bisons. Non, il en a humé le fumet bien des jours à l'avance.

   Pour en revenir à mon couple, en désespoir de cause, le jeune homme déclarait à son amie ; "Mais viens avec nous, on te laissera sur la falaise, tu pourras nous mater  en prenant des photos."

   Moi, l'invisible, les bras me tombèrent. C'était le petit matin, je décidai d'attendre le réveil de ma petite amie à moi. L'expérience nous enseigne qu'il est hasardeux de réveiller Françoise prématurément, même pour de grandes raisons.

 

    Je profite de cette courte respiration dans ce récit touffu et entrelacé pour avouer quelque chose. Il y a eu de ma part malhonnêteté intellectuelle dans ma relation de certains faits. En effet j'ai appris quelque part qu'on devait présenter des situations contrastées, de fortes oppositions entre les protagonistes d'un récit, intensifier leurs rapports pour susciter l'intérêt du lecteur. C'est pourquoi j'ai cherché à mettre en scène un presque conflit générationnel entre des jeunes gens et un homme touché par la matûrité, ce dernier subissant une indifférence quasi-méprisante des premiers. Or dans la réalité, rien de tel ne s'était produit. Au contraire, c'était des bonjour-bonsoir tout à fait spontanés ; ils vous cédaient le passage avec une grande aménité et on voyait bien qu'ils avaient reçu une éducation en tout point scrupuleuse. Et ce matin-là, alors qu'ils préparaient leur matériel et échangeaient des conseils, ils ne faisaient même pas de lourdes plaisanteries sur un individu louche qui, victime d'une indisposition intestinale, avait transformé, une bonne partie de la nuit, leur villégiature de bord de mer en pétaudière nauséeuse - et qui n'était autre que moi-même.

Non, des garçons très bien élevés, vraiment !

   Et c'est uniquement parce que j'étais dissimulé derrière les volets de notre chambre que je pouvais me prévaloir d'une quelconque invisibilité.

   Voilà, maintenant que le souci d'authenticité a prévalu sur un supposé plaisir du lecteur (et en cela, j'affirme ma poétique), ce récit peut se poursuivre, je l'espère, en ligne droite jusqu'à sa fin qui interviendra avec mon voisin et ami... mais ça, on le sait déjà!

 

   "Elle m'a dit d'aller siffler là-haut sur la colline et de l'attendre avec un petit bouquet d'églantines". C'est cet air qui m'était venu et  que je sifflai à l'oreille de ma petite amie à moi pour la réveiller.

- "Mater, mater - Viens nous mater sur la falaise" Il a dit ça !

   Cris d'orfraies, scandaleux, frisure de ridicule, stupide. C'est un échantillon des réactions de Françoise lorsque je lui rapportai les propos entendus.

Nous étions amusés et choqués à la fois, mais amusés et choqués par quoi exactement ?

  Que ces propos traduisent un pseudo-renversement de l'ordre sexuel des choses, et que le regard féminin soit sollicité pour devenir premier ! Rien de bien nouveau sous le soleil. Non; ce qui nous étonnait... plutôt la formulation naïve d'un narcissisme pleinement assumé.

  Mater  était, à n'en pas douter, un mot de la tribu, à la connotation clairement sexuelle et reconnue comme telle par la communauté des surfeurs - viens nous mater - viens nous reluquer - nous lorgner - car nous sommes dignes de l'être. Et ton regard nous excitera, et toi tu seras excitée de nous exciter. Mais voilà, aujourd'hui, elle est fatiguée du rôle qu'elle a sans doute tenu les jours précédents, mais là elle n'en a plus envie. Elle sent confusément que c'est le rôle d'une autre.

   Elle l'entend dans le cri des enfants, tout le jour durant, au long des plages - Chofé fiya ! - mamma guardami ! Mirame mama! - Garde-moi dans ton regard - maman - mire-moi dans ton miroir - fais moi miroiter dans le scintillement de l'océan. Fais moi exister dans et par ton regard

   On commence à toucher au plus près ce mal-être contemporain de la petite amie du surfeur  évoqué précédemment, et ma contribution à cette étude se précise.

   Elle doit mater, reluquer, lorgner ; elle veut bien être à l'origine de ce regard excité-excitant, elle l'a accepté dans un premier temps mais elle commence à se rendre compte que le reluquage marque un vice dans la procédure. On lui demande le regard honteux du voyeur, du mateur, regard qui n'est pas payé de retour, elle ne reçoit pas un retour sur excitation et à force, ça déprime. Elle a envie de revoir sa mère.

   Le narcissisme introduit un court-circuit dans l'échange sexuel et dans les paroles entendues, j'avais vu l'étincelle.

    Heureux Narcisses, tout de même, que ces jeunes gens. Je leur enviais leur innocence. Parce que moi aussi par moment, j'ai la tentation de demander à ma petite amie à moi de me mater  quand je prouve ma maîtrise de l'élément liquide, en enjambant allègrement le caniveau au lieu d'y sauter à pieds joints ou encore quand je glisse à la surface des choses, ce que je fais très fréquemment le mieux du monde.  J'ai la tentation mais je ne le fais pas parce que j'ai dû grandir maintenant.

   Mais quand même, moi aussi, de temps en temps, j'aimerais être ad - miré.

Affectueuse rencontre

Affectueuse rencontre

Quelques mois plus tard, dans une arrière-saison parisienne et sans fin, je rencontrai rue Marx Dormoy mon voisin et ami Jean ; un sage de la rue Myrha parmi d'autres qui promenait là sa sagesse .

  Après salutations et considérations diverses, Maître Jean, Maître Crespi, Maître Jean Crespi - trois fois Maître donc, mais peu importe, me raconte son récent séjour dans la baie d'Arcachon. Il s'est quand même baigné aux risques de ses bronches et a contemplé des surfeurs qui ont investi ce Spot ou plutôt ont "spotétisé" l'endroit qui fait partie depuis longtemps de la grande constellation de la Planche Plate.

 

  Et l'on commence à entrevoir que sans le hasard, ce récit ne serait pas possible. Propos entendus inopinément, rencontres de fortune. Bouts de paroles et de souvenirs qui viennent s'agglomérer à un ensemble qui se construit au gré de ces chocs. Une forme apparaît qu'aucune volonté n'aurait pu fabriquer à l'avance.

 

   Alors, merveille de la mémoire, me revenait l'épisode de l'été précédent. Je lui résumai d'une façon saisissante les propos surpris : "Viens nous mater sur la falaise !"  Et la réaction outrée de Françoise, ma petite amie à moi, même après la fin de l'été. Réaction qu'il approuva  vivement : "Elle a raison, elle a raison !"

   Mais Maître Jean aime à poser un regard équanime sur ce qui l'entoure. Tout ici-bas peut être considéré, y compris le surfing.

- Non, je dois dire que c'est amusant à regarder, mais pas plus de cinq minutes, c'est amusant comme...

   Lorsqu'il va dire une chose importante, le monde se ralentit - et  sa pensée, sa parole sa marche aussi. Tout se met à l'unisson pour cette chose importante à dire. Nous nous trouvions maintenant sur le pont ferroviaire de la rue Doudeauville. Je me retournai, il était dix pas derrière moi, ses gestes, le mouvement de ses bras, de sa tête, s'animaient d'une extrême lenteur. La scène importante du film se projetait devant moi au ralenti. Un train passait en contrebas - très lentement.

Je compris que j'allais entendre une chose d'une extrême importance.

- C'est amusant comme... regarder tourner une machine à laver le linge...  mais cinq minutes pas plus.

 

   Génie crespien de la comparaison, maître des analogies, clarté lumineuse des termes qui se répondent un à un - l'écume qui tourne dans la machine pour la vague, et le linge malaxé dans le tambour pour le surfeur qui s'enroule lui aussi dans l'eau des océans.

   Oui, Aristote le dit bien : " Parmi toutes les formes d'expression utilisées, il est plus important - et de beaucoup - (il faut réfléchir sur ce "beaucoup") de savoir créer des métaphores ; (et je le cite de mémoire) c'est la seule chose qu'on ne puisse emprunter à autrui (elle vous appartient en propre). C'est une preuve de bonnes dispositions naturelles (nul doute que Maître Crespi les possèdent) : créer les bonnes métaphores, c'est observer les ressemblances.

   Voilà l'idée centrale d'Aristote à ce propos.

   L'expression doit être claire sans être plate. L'expression qui échappe à la banalité a recours  à des termes étranges mais elle doit éviter l'énigme, l'incompréhensible, le galimatias. Il le dit autre part - On ne doit pas tirer les ressemblances de trop loin.

   Avec Maïtre Crespi, la leçon est toujours entendue et au-delà des siècles. Il y a des ressemblances éparses qui traînent à nos pieds. Chacun d'entre nous peut les voir, mais personne ne s'en préoccupe. Maître Jean Crespi, lui, les ramasse dans sa main pour les porter à sa bouche et nous offrir ainsi un regard neuf sur le monde.

 

   Au fond, que nous importe les sports de glisse et leur prolifération au cours des dernières décennies. Certains pourraient y voir comme un signe, une trace, une piste de quelque chose. Moi, je m'en soucie comme d'une guigne.

   Mais si l'un de ces sports est l'occasion d'une métaphore audacieuse,  alors c'est comme si on pouvait voir le monde avec plus d'acuité, comme s'il devenait soudain presque amusant, comme s'il s'éclairait.

 

      Comme j'ai écrit ce récit en pensant à Shéhérazade, en voici un extrait musical :

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5 novembre 1998

24 Décembre 2013 , Rédigé par éloge de la mollesse Publié dans #Dans cette ville

      Le 5 novembre 1998 n'a pas laissé à ma connaissance, une trace particulière dans l'Histoire. Néanmoins, c'est ce jour là que Jacqueline avait choisi pour demander à ses proches de le lui raconter. Voici donc mes gestes et pensées de cette belle journée déjà bien lointaine.

    

 Pour Jacqueline

 

   Je me réveille, aujourd'hui, c'est un 5 Novembre, un jeudi. Aussi loin que je me souvienne, les 5 Novembre m'ont toujours réussi, je ne sais pas pourquoi, j'adore les 5 Novembre.

   J'ai encore sur la langue, le goût des graines de moutarde et du safran, et de la canelle, et de la cardamone, des clous de girofle, et de toutes les épices que j'ai mises dans le poulet au pilaf que j'ai cuisiné le 4 Novembre au soir.

   Aujourd'hui, comme tous les jours je vais chercher la vérité, et je ne vais pas la trouver.  Sans savoir d'où elle me vient, j'ai cette phrase en tête, dans mon café. A la radio, le Bourse descend, elle remonte, elle redescendra bientôt, dit-on. Les crises sont provoquées par ceux qui les redoutent le plus. Le monde est une vision du monde.

   Allez. Vite. Gare du Nord. Mon train de banlieue est magnifique, tout illuminé, couleur safran. Il est bientôt lancé comme une bombe à travers le paysage, avec un vent à arracher les yeux qui traverse la rame de part en part.

   Traditionnellement, le 5 Novembre, je ne sais pas pourquoi, j'emmerde la psychanalyse. C'est tout à fait gratuit.

  Et d'une façon tout aussi coutumière, ce même jour, j'emmerde la phénoménologie et toutes ces vieilles badernes conceptuelles que sont l'en-soi, le pour-soi, le noumène, l'être, la transcendance, l'idéal, l'inaccessible sacré, l'unité inatteignable, et le pauvre phénomène qui ne se justifie que par un sens qui le dépasse.

   Dans le reflet des vitres, je vois des danseuses, comme des poupées en boîte, animées par des regards mobiles. Elles ont le rythme dans leurs pupilles. Elles miment les pamoisons et les colères de Krishna.

   Partout, il y a des corbeaux... des corbeaux ventrus et des vaches maigres. Le ciel devient bleu.

   Et puis recouvrant les villes traversées comme un immense drap, une odeur de latrine universelle... Un fumet d'une rare sophistication.

J'arrive à destination. Une réunion m'attend : " Madame, Farid, il a dit qui voudrait savoir si vous êtes encore pucelle." Et nous voilà, tout un aéropage de professeurs a tenté de qualifier la faute. À rechercher qui a "réellement" prononcé la phrase incongru. Incongru, j'aime bien cet adjectif - incongru . J'ai le sentiment que nous allons trop vite en besogne. Nos individualités sont poreuses, il aurait fallu savoir les étancher avant de commencer à désigner les coupables. Mais la machine est lancée. Anne-Isabelle, pucelle présumée prend la parole : " Farid, devant tous tes professeurs réunis, auras-tu encore l'outrecuidence de nier ?" Farid nie, bien sûr, et avec la dernière énergie.

   Nous sommes les sujets d'une discussion sans fin qu'il conviendrait d'écouter avec la plus grande des empathies.

   Je regarde par la fenêtre, et je vois un sadhu passer qui tient un singe en laisse. Tout ce qui lui reste de vie, à ce mendiant céleste, semble s'être transporté dans son singe. Et voici un vacher qui marche à côté de son vélo auquel il a attaché sa vache. C'est un dieu, son véhicule et son symbole, tout simplement.

   Finalement, c'est Aziz qui a prononcé en premier la phrase incongrue. Il s'est dénoncé, peut-être on l'a dénoncé. Je ne sais pas très bien. C'est flou dans ma tête.

 

    A la cantine, devant un cordon bleu sauce tomate, dans les bruits de vaisselle et les cris des élèves, une jeune coréenne, Hian-Yun-Tseng, professeur de langue vivante de son état, s'interroge : " Mais vous, les Occidentaux, il me semble que vous n'en finirez jamais avec toute votre religion, votre sacré, ce Dieu et toute cette théologie négative qui l'accompagne. C'est présent, présent partout. Vous n'en sortirez jamais."

   Péremptoire, je l'arrête : " Encore un bon millénaire, et après on y verra plus clair. De toutes les manières, le monde occidental, c'est quoi, une civilisation indo-européenne. Et dans indo-européen, on oublie trop facilement que "indo" est premier.

   L'Inde est la championne toute catégorie de la théologie négative. Là-bas, tout dégringole du Ciel, tout se pète la gueule sur terre, les montagnes, les forêts, les fleuves, les humains, les bêtes, tout ce qui relève du divin aspire à s'avatariser. Avatar,  c'est un mot que j'adore. La forme aspire à la matière, mais avec virulence. Dans une frénésie sans fin. C'est la vie dans tous ses états, la vie à tout prix sous le soleil.

   L'Hindouisme, tu vois, chère Hian-Yun-Tseng, est un platonisme avant la lettre, un platonisme qui serait fasciné par la matière, mais le plus surprenant, un platonisme toujours en activité, bien vivant, très vivant.

   On ne peut pas comprendre le monde occidental si on ne voit pas qu'il se rattache au tronc indien. Mais du point de vue du tronc, la branche européenne apparaît un peu fatigué."

   Et pour continuer la métaphore, j'ajoute : "La sève n'y parvient plus qu'avec difficulté."

   Le cordon bleu sauce tomate a été avalé depuis longtemps, la crème caramel vient de livrer ses derniers secrets, les enfants s'allongent à même le carrelage du réfectoire pour entamer une sieste, et Hian-Yun-Tseng m'écoute toujours, elle semble très intéressée. Plus tard, elle dira : "Machin, il est quand même intéressant." Mais ça, je ne le sais pas encore.

   "Trente millions de dieux, tu t'imagines, trente millions. Des gurus comme s'il en pleuvait, et chacun y va de sa petite secte. Une dizaine de disciples et voilà le guru élevé au rang de divinité.

   On dit que le Christ serait venu avec sa maman finir ses jours au Cachemire, il y aurait même son tombeau. Moi, je ne serais pas surpris. l'Inde peut figurer une sorte de maison de retraite idéale pour guru maltraité et épuisé. Une maison-mère.

   Au regard de l'Inde, le christiannisme est une secte qui a plus ou moins réussi. Ni plus ni moins. D'un genre hétérodoxe. Plutôt oublieuse du corps. Oublieuse, je devrais dire, dédaigneuse du corps, et qui a un peu trop coupé le lien entre le Ciel et la terre."

   Regarde les cathédrales d'Europe, toute verticale et pleine de vide. Un rayon de soleil vient la traverser de temps en temps, et c'est tout. Au contraire dans un temple hindou, tu passes par une succession de salles qui se rétrécissent de plus en plus pour aboutir à une minuscule chambre noire et humide où la divinité se repose. Toute l'architecture du temple est faite pour susciter sa présence, pour la rendre palpable. Dans cinq minutes, elle va se réveiller, s'incarner de nouveau. En Inde, la moindre divinité de province s'est réincarné dix fois au moins. Et nous avec ce christ qui s'est réincarné une seule et toute petite fois, on fait toute une histoire.

   Vraiment le christianisme m'apparaît comme une pâle imitation de l'hindouisme, une imitation aseptisée, abstraite, sans nerf ni chair. Dans les églises de Pondichéry, ils repeignent les statues des saints et le crucifix avec des couleurs "bigarrées". Qu'ils aient plus d'allure, de tenue, de vie. Qu'ils attirent le regard, qu'ils se laissent contempler et adorer dans un même mouvement."

 

  Hian-Yun-Tseng me coupe séchement : "Eh bien, moi, l'hindouisme qui a tout de même bien l'air de te séduire, je l'emmerde." Ah! tiens, c'est 5 Novembre pour elle aussi. Elle poursuit :"Parce que ton hindouisme, c'est encore et toujours un spiritualisme dévoyé, dualisme et compagnie, une aspiration au retour à l'Unité primordiale, dans l'Innommable. Or il n'y a pas d'innommable, il n'y a que des inédits historiques." Elle tape du poing sur la table de la cantine; ce qu'elle dit m'apparaît soudain comme le credo d'un monde nouveau, un monde expurgé à jamais de toute théologie négative. Les yeux dans les yeux, elle me dit :"Pour ma part, j'opte résolument pour l'immanence, un bon matérialisme des familles, une vision historique de l'histoire et basta!"

   Et basta, moi aussi, noble Hian-Yun-Tseng, j'adhère... mais j'adhère totalement à ton programme. J'accepterai même d'en être le porte-étendard, s'il le fallait. Mon hindouisme, mais ce n'est pas mon hindouisme, j'ai l'air comme ça de subir des influences mais je recherche des contradictions, j'explore des séductions, rien de plus. Je sais parfaitement où est mon chemin. Elle peut me croire, l'enflammée de la cantine. La briseuse de théologies négatives.

   Je reprends : " Mais ce n'est pas MON hindouisme. Je considérais juste ta question : pourquoi le sentiment religieux tient-il encore tellement la route en Occident ? Et j'essayais d'y répondre par la formidable puissance religieuse initiée voilà plus de trois mille ans dans le monde "indo", et dont on continue encore et maintenant à sentir les effets, en réalité très affaiblis, de ce côté-çi de l'Indus.

 

   C'est à son tour d'être définitive : " Oui, mais ta métaphore arboricole vient ruiner ton argumentation. Personnellement, je me refuse à rendre compte des civilisations avec du biologique. Où circule cette sève qui selon toi traverse les fleuves et les montagnes ? C'est tout le problème des métaphores, on les utilise pour illustrer le propos, mais retire la métaphore, et tu te retrouves avec une histoire désarticulée, sans cause ni raison, parce que la métaphore était en fait ton seul principe explicatif. "

   On ne se méfie jamais trop des jeunes coréennes, professeurs de langue vivante dans des collèges de la région parisienne. Bien sûr la probabilité de rencontrer une telle conjonction est infinitésimale, et justement lorsque cela arrive, on n'est pas sur ses gardes.

- Tu as parfaitement raison, gracieuse Hian-Yun-Tseng, mais en attendant plus ample informé, plus de détails sur toute cette affaire, je m'autorise, je me permets, tout en ayant conscience de son insuffisance, cette ... .

   J'ai un genou à terre. La sonnerie de 13h25, comme un gong, vient me sauver d'un K.O. certain. De toutes les façons, j'aurai jeté l'éponge avant la fin. J'aurai jeté l'éponge, mais avec la certitude d'être dans le vrai.

 

   C'est le retour, dans le train, je ressasse cette conversation. La rigoureuse Hian-Yun-Tseng a raison de se méfier des métaphores. Le comparant a vite fait d'hypostasier le comparé, on l'oublie en chemin. Mais tout d'un coup, j'y suis, je tiens mon comparé initial. Je n'y ai pas pensé plus tôt, je suis un âne - Le langage, évidemment - La notion d'indo-européen ne vaut-elle pas d'abord comme notion linguistique !  Ce sont ces fameuses langues indo-européennes, qui COMME la sève d'un arbre, ont  diffusé et irrigué les systèmes de pensée de ces peuples et ont façonné d'Est en Ouest une énorme culture transcendentaliste. 

  Demain, entre les calamars à la purée et la pomme cuite, j'aurai ma revanche. Hian-Yun-Tseng se rangera à mes arguments.

  Je suis dans un train de banlieue, et voilà, j'ai fait un sort à toute la partie du monde à la gauche de l'Inde en regardant l'Himalaya. Maintenant, à droite. Qu'est-ce qu'il y a ? Le bouddhisme, me semble-t-il. Qui à partir de la plaine du Gange a essaimé tout l'Extrème-Orient. J'aime bien le bouddhisme, et depuis longtemps. C'est la moins religieuse des religions. Une religion à hauteur d'hommes. Comme Howard Hawks, qui tenait, dit-on, sa caméra à hauteur d'hommes. Dans la réincarnation, le bouddhisme ne privilégie pas le vertical, le divin vers le terrestre, mais l'horizontal. La réincarnation y est une loi naturelle comme tant d'autres - par exemple, la gravitation universelle ou le phénomène ondulatoire. Une loi, qui se suffit à elle-même, sans la nécessité d'une cause explicative originelle, d'essence divine.

   Le bouddhisme n'a pas l'obsession de l'origine. Il a déserté l'Inde, sa terre natale, sans nostalgie de retour. Jamais eu de croisades pour réconquérir le figuier de Gaya où Gautama eut son illumination.

   Encore un bon point pour lui.

 

   Je commence à mieux comprendre les interrogations de ma jeune collègue immanentiste et coréenne sur l'Occident. C'est peut-être aussi un vieux fond bouddhiste, qui s'étonne en elle devant tant de verticalité et de transcendance, dans notre Ici-Bas.

   Nous sommes le 5 Novembre, il est 17h30, je suis un minuscule point sur cette terre, à l'intérieur d'un des innombrables trains qui à la même heure la parcourt dans tous les sens. Mais cette Terre a maintenant des directions - Elle a un Ouest, elle a un Est, et elle a un Centre.

   Je me dis que Bouvard et Pécuchet ont eu aussi des émotions semblables avec leurs moyens de fiers autodidactes. Au bout de quelques réflexions menées à la va-vite dans le désordre d'une journée, soudain surgit une vision qui embrasse l'humanité, et sur des millénaires.

 

    A hauteur de Saint-Denis, le train entame un long virage sur la gauche, puis se redresse pour faire face à Paris. Une large barrière de tours se découpe au-dessous d'épais nuages métalliques.

   A l'arrière-plan, le ciel est bleu, limpide. Encore quelques secondes, et la Ville va me reprendre.

   A droite, le soleil écrase le Sacré-Coeur, colore d'un jaune violent les immeubles qui longent les voies ferrées et les wagons-citernes laissés à l'abandon.

    Le train est maintenant dans le long tunnel qui mène à la gare de Nord. Il ralentit, s'arrête. 

   Et voilà les quais de la gare du Nord. Ses lumières, son agitation. Les escaliers mécaniques me remontent à la surface. Le faubourg Saint-Denis. Descente triomphale et solitaire. Une impression de vide, de fatigue. Avec le sentiment d'avoir plus ou moins fait quelque chose de ma journée. 

 

                                                                     Paris, le 5 Novembre 1998

 

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Le passé de Asghar Farhad

23 Décembre 2013 , Rédigé par éloge de la mollesse Publié dans #Cinéma

 

Gerard V.  "Le Passé" de Asghar Farhad - un QUESTIONNEMENT ETHIQUE CONTEMPORAIN.

 

En direct de la croisette les critiques s'émerveillent du dernier film de l’Iranien Asghar Farhadi, qui a planté sa caméra en France pour la première fois, la mixité cosmopolite parisienne du 19e arrondissement pose le décor. Bérénice Béjo (au prénom prédestiné) est une magnifique tragédienne de notre temps. Le bilan est une belle réussite cinématographique mais surtout un excellent questionnement éthique.

 

Sans jugement moralisateur sur les personnages, le réalisateur ne tranche pas mais montre les failles de chacun. Dans un environnement tragique où la femme trompée dans le coma est la femme fantôme omniprésente, elle place chacun face à ses responsabilités.

L'évolution des moeurs riche de ses nombreuses séparations amoureuses, de ses familles recomposées pose des questions ô combien contemporaines. Les émotions sont vives et les tourbillons provoqués deviennent les nôtres. Le couple séparé depuis 4 ans se retrouve pour divorcer mais l'attachement et l'affection sont encore présents. Jalousie que chacun essaye de maitriser avec raison. Les enfants s'expriment de la plus belle façon avec fureur puis avec tendresse. Le conflit entre la mère et la fille est un modèle de famille recomposée sous l'influence du devoir moral. La transparence apportée par les mails découverts (fonctionne comme une injection brutale de réalité) est également très contemporaine.

 

Pour être moins douloureuse, la vie amoureuse nécessite une éthique nouvelle, comment colmater les conséquences d'une liberté nouvelle par une bienveillance et par une douceur continue envers ceux que l'on aime mais aussi maintenant envers ceux nombreux que l'on a aimé. Les questions sont d'un naturel troublant, il nous reste à trouver les meilleures réponses. Si comme moi vous avez vu ce film qu'en pensez vous?

 

L’affaiblissement des valeurs morales traditionnelles représente-t-elle un danger majeur ou bien une opportunité favorable à la consolidation des valeurs humanistes, à l’installation de nouvelles valeurs hédonistes, esthétiques, sociale...

 

 

Paul Maurice Le passé de Asghar Farhad - De la continuité dans les ruptures.

Ce serait ma “clé d’interprétation” pour ce film.

 

Dans la dernière scène où elle est sur son lit d’hôpital, dans le coma, la première femme de Samir a les traits, me semble-t-il de Bérénice Bajo, c’est à dire de Marie, celle qui pourrait être la deuxième.

Plus tôt dans le film, la fille de Marie ne dit-elle pas à Ahmad : “Ma mère est avec Samir, parce qu’il te ressemble”.

Comme si à travers les différents visages des hommes et des femmes, les personnages cherchaient cette femme ou cet homme unique, comme s’ils cherchaient à établir un pont, un lien entre le passé et le présent, au delà des ruptures.

C’est en fonction du passé, qu’ils choisissent la rupture ou la continuité avec lui, que les personnages se déterminent, qu’ils font le choix de ce qui est bon ou mauvais pour eux. Et d’une certaine manière, peu importe qu’ils soient dans le juste ou qu’ils se trompent. Comment savoir ?

Samir sera dans la continuité, après avoir compris que sa femme dépressive s’est suicidée par jalousie, et donc par amour, revient vers elle pour tenter une ultime communication, et il y a cette main qui semble se serrer autour de son doigt.

Marie, dans la rupture, qui dans la dernière confrontation avec Ahmad, il repart en Iran, refuse sèchement qu’il lui explique les raisons de son départ, quatre ans auparavant, parce qu’il faut laisser le passé là où il est. et elle laisse repartir celui qu’elle aime, sans doute encore, au profit d’un présent qui déjà lui échappe.

Et Ahmad, dans une rupture/continuité, qui s’en va, tout en laissant dans la remise, ses affaires d’autrefois, qu’elle lui avait pourtant demandé de prendre au passage, des photos d’eux.

Dans tous les cas, quels que soient les choix des personnages, rupture ou continuité par rapport au passé, ceux-ci se conjuguent pour que ce soit la famille recomposée qui en prennent un sérieux coup. En fait, elle se décompose sous nos yeux.

 

 

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Poétique de la lenteur

23 Décembre 2013 , Rédigé par elogedelamollesse Publié dans #Cinéma

 

  Vu deux films qui ont comme poétique la lenteur. L'un vient du Chili et l'autre de Turquie. Dans ces deux films, on est loin des normes habituelles en ce qui concerne le mouvement à l'écran. Les spectateurs apprécient modérément. Mais il ne s'agit pas, malgré tout, dans les deux films, de la même lenteur.

 

   Pour le film chilien, " Bonsaï ", c'est une lenteur qui est propre au personnage-écrivain. Lenteur de ses réactions aux affects qui parviennent lentement jusqu'à lui. Lenteur qui le déphase par rapport à  un monde dont on ne récolte que très peu d'éléments tant il semble lointain. Ses liens avec le monde se délite, les filles sortent de son périmètre sans même un haussement de sourcils de sa part.

  Lorsqu'il veut reprendre contact avec son ex-petite amie, il l'appelle, et entendant sa voix, il raccroche aussitôt. Quatre mois plus tard, il réessaye, mais le numéro est résilié. Il apprendra plus tard qu'elle s'est suicidée.

  Sa lenteur est sa force et sa faiblesse. Elle ferait  un personnage caricatural, presque comique, si elle ne portait pas en elle une intime tragédie. Dès le début du film, le spectateur sait qu'à "la fin de cette fiction, Emilia sera morte et Julio continuera de vivre." Mais le tragique doit aller à son terme, inéluctablement, avec comme moteur, cette lenteur-là.

  Bien sûr, on pourra dire qu'il survit à Emilia parce qu'il aura raconté leur histoire dans un roman. Où la lenteur de l'écriture transcende la lenteur du réel.

 

   Dans le film turc "Il était une fois en Anatolie" la lenteur est générale, elle recouvre la terre, les plaines et les collines. Elle enveloppe les hommes, les attentes, les silences, leur solitude. La lenteur cinématographique dit simplement la lenteur de la vie.

La première nous fait sentir que la seconde a toujours été là. C'est une lenteur antique. Et comparée à elle, notre agitation du moment ne cessera jamais d'être grotesque.

 

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L'enfant-tyran

22 Décembre 2013 , Rédigé par elogedelamollesse Publié dans #Christologie

   Collage Régine Gaud - L'enfant-Néron         /         Photo Gérard Dubois - À la conquête du monde         Collage Régine Gaud - L'enfant-Néron         /         Photo Gérard Dubois - À la conquête du monde

Collage Régine Gaud - L'enfant-Néron / Photo Gérard Dubois - À la conquête du monde

 

  

L'enfant-tyran, c'est le Néron de Racine tout craché. Il a reçu une bad education, tout est là. Il a dû beaucoup crier, l'enfant-Néron, pour que sa maman lui apporte des choses. Et Maman Agrippine ne s'en est pas privée. Elle a même fini par lui apporter l'Empire sur un plateau, alors qu'il ne lui était pas du tout destiné.

  Elle a installé son fifils dans une relation de dépendance. Il voudrait bien se libérer de ce joug. Ses conseillers conseillent qu'il le fasse. Mais dans sa présence, il n'en est pas capable, et hors d'elle, il ne peut rien posséder du monde. C'est une page blanche sur laquelle il ne saura jamais rien écrire. (D'ailleurs la tragédie de Racine ne porte pas son nom). Il est un esclave-tyran voué à une non-existence.

  Et si c'est elle qui décide de ne pas céder à son caprice, elle a promis Junie à Britannicus, parce qu'elle ne veut pas que son fils se l'accapare, il se fait quand même apporter la belle, tirée de son sommeil, dans son palais.

  Mais sans la médiation de la mère, ça ne marche plus. Junie ne l'aimera pas. Alors l'enfant-tyran veut briser comme des jouets, les objets qu'il ne pourra pas posséder. Il empoissonne Britannicus et Junie, inviolée, s'enfuit vers le temple des Vestales.

 

 

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La Sainte Famille

21 Décembre 2013 , Rédigé par elogedelamollesse Publié dans #Christologie

"Faites comme Il vous dira"  -  Régine Gaud (collage 2014)

"Faites comme Il vous dira" - Régine Gaud (collage 2014)

    Les vierges à l'enfant, même sans enfant, ont le regard souverain des quiétudes océanes.
    Leur coeur est doux, leur sein est doux, leur sourire aussi. Une brise passe au-dessus des pins et transporte des senteurs résinées. Les nuages sont légers dans le ciel.
    L'orage sera pour plus tard.
                                                       Étienne Magnin.


      

 

    Mais la Sainte Famille, c'est une famille recomposée, voilà tout. Il faut le comprendre pour apercevoir d'où l'on vient et quelle pourrait être la suite.

   Tout se passe comme si l'engendrement était un acte tellement violent, la profanation d'une vierge tout de même, au point que l'engendreur doive se rendre invisible et s'effacer devant un deuxième homme. Celui-ci, ne portant pas cette responsabilité pourra assurer l'après-naissance. Alors que pour le premier, la violence est même double. Violence faite à la femme, violence faite à l'enfant projeté dans la vie.

 

   Le problème qui se pose est immédiat. Quelle est la légitimité de l'homme qui vient ensemencer une femme et sera cause d'une souffrance, d'une violence et par voie de conséquence d'un pouvoir, car le pouvoir est l'exercice d'un violence légitime. Or comme pour tout pouvoir exercé, l'homme devra en payer le prix, celui de voir sa légitimité remise en cause.

  Il serait question d'une crise de la paternité, mais c'est dans la nature même de la paternité d'être en crise, d'où ce dessein humain de résoudre la crise par une paternité duelle. Il y aura le père d'avant et le père d'après la naissance. Chez les Bororos du Brésil, la fonction de père d'après sera tenue par un oncle maternel qui assurera l'éducation de l'enfant. Une sorte de Joseph amazonien en quelque sorte.

 Mais c'est inscrit dans l'expérience humaine que la naissance de l'enfant soit un facteur de désexualisation du couple. C'est pourquoi on peut voir un même homme changer radicalement de statut après la naissance et occuper ainsi ces deux différentes paternités. Le choix des Bororos est pertinent puisqu'il y a face à l'enfant un père et une mère, c'est à dire un frère et une soeur sur qui pèsent l'interdit de l'inceste, donc des parents désexualisés par nature.

  Il y a néanmoins une façon pour le père d'avant de se maintenir dans cette position. C'est de multiplier son acte reproducteur. Le père multi-géniteur est le modèle qu'affectionne l'Église.

 

    Ce n'est donc pas la paternité duelle que le christianisme va retenir et il n'assumera pas ce modèle pourtant évangélique. Il faudra vingt siècles (c'est long vingt siècles ) et une certaine ironie de l'histoire, quand on sait à quel point le christianisme a corseté la sexualité, pour qu'une révolution de type sexuelle, justement, dans les années 70 du siècle dernier, provoque le développement à grande échelle dans la société, du modèle évangélique. C'est ce qu'on appelle un retour aux sources.

  Le père d'après, lui, est une figure du désintéressement altruiste. Sa position peut sembler favorable quand il dit à l'enfant : Ma responsabilité est nulle dans cette vie qui t'arrive. Mon pouvoir sur toi, ce n'est que ma bonté.

  L'Église n'a pas manqué de sanctifier, évidemment, ce père d'après. Mais dans la mentalité chrétienne, tout au long de son histoire, il est l'objet de moqueries, et pas seulement parce qu'il s'oppose au modèle imposant et canonique du père unique. "Faire son Joseph" est l'expression d'une paternité sinueuse qui ne trouve son chemin qu'indirectement. Une paternité fragile qui s'expose, en plus, à cette négation de l'enfant  : " Tu n'es pas mon père".

 

   Alors d'autres questions se posent : au profit de qui se joue ce dessein humain ? Y-a-t-il un dessein caché ? Qui en tire avantage ? Qui tire les ficelles ?

  À ces questions multiples, une réponse qui serait unique. Au profit de celle qui déclare lors de l'Annonciation : Je suis la servante de Dieu. C'est une belle stratégie de l'humilité qui se ferait mieux entendre, semble-t-il, dans une version laïcisée du Nouveau Testament : Je suis la servante de l'Homme. Et ce serait la Mère qui tire les ficelles.

  Face à Elle, cette paternité diffractée ne fait pas le poids. Le père d'avant, une fois son acte de toute puissance accompli s'absente et le père d'après s'inscrit dans un manque. Elle reste alors dans le seul face à face qui vaille, celui avec l'enfant. Le véritable époux de la mère, c'est l'enfant, fils ou fille, peu importe, parce qu'il y a des filles qui veulent épouser leur mère, comme il y a des pères qui deviennent mères, (l'homme est une espèce labile, on le sait, au moins depuis le siècle dernier).

  L'union entre l'homme et la femme est fonctionnelle, celle entre la mère et l'enfant est existentielle. Elle se charge de cette tâche existentielle de transmettre le monde à l'enfant. Aux noce de Cana, Marie dit :  " Faites comme Il vous dira ". Où l'on voit que Marie n'est pas Agrippine. Celle-ci n'en finit pas d'agir pour offrir le monde à son fils, au contraire Marie laisse son fils agir dans et sur le monde. Ce sont deux couples antithétiques. Marie et Jésus versus Agrippine et Néron. L'une fabrique un enfant-tyran et l'autre fait l'enfant-roi.

 

   Mais il se peut toujours que l'enfant ne parvienne pas à se saisir du monde. S'il y a échec dans la transmission. Brisure dans la continuum des générations. Alors la mère confrontée douloureusement à la finitude des hommes. Mater dolorosa - mère des douleurs. Marie devant son fils crucifié  - un abîme s'ouvre sous ses pieds. Mais ouf, dans la Sainte Famille, l'histoire se termine bien. Jésus va ressusciter. La suite, on la connaît. 

 

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Le mariage homosexuel

20 Décembre 2013 , Rédigé par éloge de la mollesse Publié dans #L'individu et la société

De quoi ? - Photo Gérard Dubois

 

Novembre 1998

 

   Le train est maintenant dans le long tunnel qui mène à la gare de Nord. Il ralentit, s'arrête. Mon voisin de banquette tient un journal – 15.000 personnes dans la rue contre le "mariage homosexuel" - Vraiment, Hian-Yun-Tseng (une collègue coréenne dont j’ai parlé ailleurs) a raison sur toute la ligne, les transcendantalistes sont partout dans nos régions.

  Et pourtant à écouter certains homosexuels, j'ai le sentiment qu'il ne reste vraiment plus qu'eux à croire encore réellement aux vertus du mariage. Quelle injustice on leur fait ! Personnellement, je suis tout prêt à leur laisser le gâteau matrimonial dans son entier. Mais le problème n'est pas là.

  L'autre jour, une amie enrageait : " Et cette façon qu'ils ont de croire qu'ils détiennent la vérité, la Bible en bandoulière, c'est insupportable." Et une autre lui répondait : "On a toujours vu ça, c'est tripal, tripes contre tripes, et chacun affronte l'autre au nom de sa vérité. "

  Mais si l'on considère d'abord d'où nous vient cette vérité, ce qui la légitime, on pourra peut-être un jour laisser nos tripes aux vestiaires.

 

  « Puisqu'ils se sont placés dans le contre-nature, la marginalité, qu'ils y restent ! »  s'écriait un député à la tribune de l'Assemblée : « Pourquoi ont-ils besoin de revendiquer une place dans la normalité, et risquer de mettre le modèle du mariage, nos valeurs, la famille, en danger. »

  C'est bien la référence au modèle qui les tient. Il y a eu un modèle breveté, déposé très haut là-haut. Une forme qui en se matérialisant ne sait que se dégrader. A leurs yeux, l'histoire exagère, comme un enfant pas sage, elle va toujours trop loin, elle met en péril. Elle est forcément décadente.

 

  Chez eux, il y a l'oubli que les valeurs en perpétuelle discussion ne s'élaborent qu'historiquement, et la terreur dans laquelle ils sont, de se retrouver seul, face à cette histoire qui, comme une vague, pourrait les submerger sans rémission.

  C'est ce fantasme qui les occupe, et dont le revers n'est rien d'autre que l'acceptation du politique. Parce qu'en fait pourquoi s'encombrer de démocratie si seul compte de dire et redire le modèle ? Que reste-t-il à discuter dans la cité ? Quelques théocrates bien inspirés, assistés d'un dictateur bienveillant, peuvent suffire à la tâche.

  C'est la référence au modèle transcendant, sa répétition inlassable,  qui crée le dedans et le dehors, et partant la figure du marginal, celui qui tient l'extérieur Et pourtant contre Locke et Rousseau, l'homme n'est pas un loup pour l'homme; ce n'est pas qu'il soit bon à l'origine et que ce soit la société qui le rende mauvais, parce que tout simplement on ne peut penser l'homme en dehors de la société. Il est radicalement social.

  C'est un a priori anthropologique, dirait Hian-Yun-Tseng avec le sérieux qui la caractérise.

  La société ne se laisse pas réduire à la somme des individus qui serait censée la composer. Pas d'addition possible, pas de soustraction, sans parler de division - chassez l'homme par la porte, il reviendra par la fenêtre - c'est inévitable - pour faire et refaire encore et toujours société.

                                                                                      

                                                                                          

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Un modèle familial

19 Décembre 2013 , Rédigé par elogedelamollesse Publié dans #L'individu et la société

Les Kennedy -1ère et 2ème génération.

Les Kennedy -1ère et 2ème génération.

 

  Depuis cet été, je vois les Kennedy comme le modèle-type de la famille bourgeoise occidentale du XXème siècle. Pourquoi donc ?

  Bien sûr aucune autre famille de ce côté-ci du monde n'a été, pour ces fils, une telle pépinière de candidats à la présidence des Etats-Unis. Mais en terme de réussites, d'échecs et de drames, ils ont porté ce modèle à son point d'incandescence. Ce modèle couvre trois générations, du début du siècle jusqu'à la fin des années 70, début des années 80.

  D'abord la génération fondatrice, dont les deux membres, comme beaucoup de leurs contemporains, sont élevés dans de larges fratries et ils engendreront à leur tour une nombreuse progéniture.

  Mais ils introduiront une variante en donnant à leurs enfants une éducation mixte. Une éducation mixte, cela veut dire un idéal aristocratique qui doit s'immiscer dans un monde devenu démocratique. Une harmonie réussie entre la certitude d'être bien né, la force de caractère, et l'adaptation à la modernité. Ce qu'un membre de la famille résumera plus tard par cette formule : "Nous les Kennedy, nous étions comme tout le monde, mais en mieux."

   La seconde génération poursuit le modèle précédent, mais arrivée à maturité, en sortant de la guerre, elle doit créer un monde nouveau en adhérant pleinement à cette démocratie victorieuse à laquelle beaucoup de leurs aînés  ne se ralliaient, avant le conflit,  que très formellement.

   En terme de progéniture, cette seconde génération sera moins prolixe que la précédente. Là où l'on assurait sa descendance en procréant de cinq à dix unités, on tombera le plus souvent au dessous de cinq.

  Du coup le cousinage prendra le pas sur la fratrie. Un membre de la troisième génération aura moins de frères et soeurs, mais des cousins à foison. Il les retrouvera périodiquement et rituellement dans différentes fêtes de fin d'année ou d'anniversaires. Les cousins-cousines seront en fait mis en compétition réglée les uns avec les autres.

  Il y a un coût humain non négligeable dans ce modèle familial qui confronte pendant toute la durée de l'éducation, les tempéraments et les caractères.

  Par exemple chez les Kennedy, dès la seconde génération, il y a ce fils ainé, dont l'histoire ne retiendra pas le visage, trop parfait, promis à un bel avenir, trop exalté, pilote pendant la deuxième guerre mondiale, et qui sera  tué en vol, en partie parce qu'il voulait supplanter les exploits supposés de son frère cadet. Ou encore cette soeur lobotomisée pour éviter que ses frasques ne viennent nuire à la carrière débutante de ce même frère.

  Toujours chez les Kennedy, pour la troisième génération, celle des cousins, on dit que ceux qui ne portaient pas ce nom de Kennedy s'en sont mieux sortis. Pour ceux qui "ne s'en sont pas mieux sortis", cela voudra dire suicide, toxicomanie ou dépression. Nous sommes dans les années 60 et 70.

  Plus généralement, dans le monde occidental, la famille bourgeoise desserre ses filets. Les cousins-cousines s'échappent du modèle. A partir des années 80, chacun va vivre sa vie, s'éloigne des autres, pour ne plus être sous leurs regards. C'est qu'il s'agit pour chacun d'entre eux de laisser tomber l'idéal aristocratique, qui ne leur est plus d'aucun secours dans une société où surgissent de partout des individus, qui sans être "bien nés" réussissent aussi bien sinon mieux.

  On pourra toujours être bien né pour quelque chose; recevoir une certaine forme d'éducation par exemple, mais être bien né en soi ne représentera plus une quelconque valeur. Les cousins et cousines des familles iront se perdre, chacun à leur façon, dans la masse homogénéisée des sociétés démocratiques.

   Alors si on porte un regard rétrospectif sur ces décennies du siècle dernier, on peut dire : "Oui effectivement, les Kennedy étaient des gens comme tout le monde... mais en pire". Ils auront porté à son paroxysme, cette contradiction entre l'idéal aristocratique et les aspirations démocratiques, créant presque une noblesse dans le pays où depuis toujours le peuple est roi.

   Plus tard, les cousins-cousines du monde occidental, à l'aube de la vieillesse,  débarrassés de leurs oripeaux aristocratiques, bien à l'aise dans leur costume démocratique, pourront recommencer à se regarder en face.

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